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Histoire du Grand Prix de Lagorce-Laguirande

ATTENTION !

COURSE CYCLISTE*

Histoire du Grand Prix cycliste de 

Lagorce-Laguirande (1922-2002)


 

* selon l’instruction ministérielle du 30/10/1973, il faut une « signalisation du parcours efficace et lisible pour tous » et « la course doit être précédée d’une voiture « pilote »(…) avec panneau « attention course cycliste », feux de croisement et de détresse allumés ». Le titre de cette recherche combine le sens premier de ce message avec l’arrière-plan symbolique évoquant la disparition progressive des courses de village.

 

En 1959, le Charentais André Trochut (1931-1996) – ici, en haut de la côte de Dizet – remporte le Grand Prix. A peine engagée dans le printemps, mais déjà entrée dans la vème République, la campagne du Nord Gironde a délégué quelques spectateurs. La veste et le pantalon, sinon le costume du dimanche ou les habits de la fête, vont avec le béret ou la casquette. Le vélomoteur qui n’est pas encore la « Mobylette » pointe son nez.

 

Le 3 avril 1978, Michel LARPE, un jeune coureur charentais de dix-huit ans et demi, quasi inconnu, remporte le Grand Prix de la société des fêtes de Lagorce. Ce banal résultat sportif gagne en valeur symbolique si l’on ajoute, aussitôt, que ce même coureur remporte cette même course, vingt-quatre ans plus tard, le 25 mars 2002.

Le Grand Prix de Lagorce-Laguirande est une course cycliste longtemps réputée pour la difficulté de son parcours qui connaît son âge d’or dans les années soixante avec la participation de coureurs professionnels (2ème catégorie) aux côtés des gloires locales et régionales.  Parfois couplée avec la grande classique du Sud-Ouest, « le ville à ville » Bordeaux-Saintes - dont elle constitue en quelque sorte la revanche – elle est aussi considérée comme l’épreuve d’ouverture de la saison cycliste sur route : en 1946, elle s’appelle « Circuit Hivernal ». Sa réputation – élargie aux limites du Grand Sud-Ouest – s’est édifiée au fur et à mesure que se complétait un palmarès qui, outre les noms d’un Danois et d’un Espagnol, compte ceux de nombreux coureurs du Sud-Ouest, devenus professionnels ayant participé au Tour de France et, parfois, ayant même remporté quelques étapes de la « Grande Boucle ».

Michel LARPE, vainqueur pour la troisième fois à presque 43 ans [1], ayant lui aussi été coureur cycliste professionnel, incarne l’évolution de cette course et, au-delà, du cyclisme sur route en France dans la plupart des régions. Cette évolution semble recopier fidèlement deux autres changements d’ordre différent : la désertification des campagnes et les difficultés, parfois insurmontables, pour organiser des épreuves sur la voie publique. A ces deux aspects correspondent aussi des ruptures dans l’ordre des traditions, soit la disparition progressive des fêtes locales et, par ailleurs, les modifications successives des catégories de courses et de coureurs par l’administration sportive fédérale.[2]

 

Dans son  « Histoire du vélocipède »[3] Keizo Kobayashi montre comment dès son origine la course de vélocipèdes devient «  la grande attraction du moment ». Dès 1869, dix-neuf communes  - dans des endroits très divers de France – organisent des courses pour la fête du 15 août. Entre 1867 et 1870, l’historien japonais recense l’organisation de 270 courses de vélocipèdes en France. A son début, la course cycliste est un élément  traditionnel et essentiel des fêtes patronales, communales ou votives. A l’instar des courses de kermesse dans les Flandres et la Belgique, la Bretagne associe la course cycliste au pardon de Notre-Dame : comme le 1er septembre 1889 à Châteaulin ce qui devient ensuite le célèbre « Circuit de l’Aulne .[4]

            Pierre Sansot dessine ainsi le cadre de l’événement : « Chaque village tenait à célébrer sa fête votive. Pendant trois jours, les gens des environs se rendaient en un lieu qui, la fête terminée, deviendrait quelconque. La course cycliste relevait de ce rituel, au même titre que la grand-messe, les jeux d’enfants, l’apéritif d’honneur, le grand bal ».[5]  A Lagorce-Laguirande, les trois jours de fête s’inscrivent après le 25 mars, date de l’Annonciation et du traditionnel pèlerinage à la chapelle. Notre-Dame de Montigaud [6], qui  a été reconstruite en 1853 grâce à la générosité de l’impératrice Eugénie de Montijo. C’est une basilique qui abrite une vierge en bois. Des vertus miraculeuses et toutes sortes de légendes lui sont associées. A proximité une source d’eau tiède aurait eu des propriétés curatives et, dès le dix-huitième siècle, chaque année le 25 mars,  le clergé des environs et la foule des pèlerins venaient célébrer les offices et implorer miracles et guérisons.

            Lagorce et Laguirande sont deux villages, deux hameaux situés dans le canton de Guîtres, au nord-est du département de la Gironde, à la lisière de la Charente-maritime et de la Saintonge. Le centre administratif de la commune est le lieu dit « Montigaud » où l’école et la mairie font face à la basilique, de part et d’autre de la route nationale qui conduit de Bordeaux à Angoulême, construite en 1820, aujourd’hui nommée D 910. Au nord de Libourne, entre la lande saintongeaise et la forêt de la Double (Dordogne), « le territoire de la commune de Lagorce domine la vallée de la Dronne et comprend celle du Lary. La séparation des ces deux vallées est faite par une longue colline aux versants rapides, dont le point culminant, appelé aujourd’hui « vieille Gorce », comprend un tumulus celtique et l’église du XII ème siècle ».[7] Le mot « gorce » (gortia, gorcia ou gorso) signifie « la haie ou un lieu planté de châtaigniers. Il paraît toujours se rattacher à l’idée d’épine »[8]. C’est en général une terre peu fertile.

            Longtemps, le parcours de la course cycliste se déroule comme une épreuve en ligne

qui visite successivement le nord (Montguyon, Clérac et Cercoux) puis le sud (Guîtres, St. Denis de Pile et Coutras) et se termine par une course en circuit, laquelle se déroule alors entre les deux bourgs situés sur les bords d’une cuvette, utilisant la topographie des lieux comme celle d’un immense vélodrome où il faut sans cesse monter pour redescendre. Le parcours emprunte ainsi le relief d’ouvrages de terre, appelées « mottes castrales »[9] , lesquels témoignent de l’occupation du sol dans cette contrée frontalière, dès le début du Moyen-âge.      

Les deux côtes d’Arthus et de Dizet (conservées sur le parcours de l’épreuve jusqu’en 2000) correspondent, respectivement, à la « motte ronde » (appelée aussi Motte de la vieille Gorce) et à la « Motte du moulin de Thomas » (dite de « Dizet »). Mais, les difficultés liées à l’organisation d’épreuves sportives sur la voie publique [10] ont conduit les organisateurs à opter, en 2001, pour un circuit de sept kilomètres à parcourir  quinze fois avec, à chaque tour, l’ascension de la côte de Dizet. Ainsi est abandonné le circuit qui, auparavant, unissait les deux villages, mais empruntait la voie « D 910 » considérée comme un axe prioritaire pour les convois exceptionnels[11]. Le journal « Sud-ouest »[12] évoque les conséquences du changement en ces termes : « Les forains n’auront sans doute pas apprécié que le nombreux public soit ainsi éloigné de la fête et, nombre de spectateurs ont été désorientés de ne plus rien trouver à Laguirande ». Dans une autre édition, le journaliste[13]  écrit : « En effet, pour des raisons de sécurité (évidentes ?), le circuit a dû être modifié et ne passera plus par Laguirande, et son long faux plat d ‘arrivée ». Cette même presse attribue cette décision au « manque de compréhension des autorités préfectorales de Libourne et de la gendarmerie de Guîtres ».

            En fait, devant les responsabilités engagées et les obstacles rencontrés, les organisateurs (le comité des fêtes et le club cycliste concerné[14]) semblent avoir renoncé à obtenir sinon « l’usage exclusif de la voie », ne serait-ce que «  la priorité de passage ». Ils se replient sur le territoire de la commune, là où suffisent les pouvoirs du maire et l’arrêté municipal. Les forces de gendarmerie – qui, par ailleurs, ont d’autres missions à accomplir -  s’accommodent de la prise en charge des problèmes de circulation et de sécurité désormais dévolus à des « signaleurs » (réunis en association) et à des « motards civils privés » [15]. Au total, dans le cas du Grand prix cycliste de Lagorce-Laguirande, la course est dissociée de la fête, elle perd son tracé habituel sur lequel se sont établies la tradition et la renommée, et l’organisation doit faire face à de nouveaux frais[16] . A  partir de 2001 enfin, l’épreuve n’est plus ouverte aux meilleurs amateurs, ceux désormais classés en « Elite 2 », catégorie dans laquelle se trouvent futurs- ou ex-professionnels.

 

            Pourtant, le Grand prix cycliste de Lagorce-Laguirande figure dans les années 60 au calendrier international[17]. La première organisation de cette course remonte à 1922. Cette-année-là, l’épreuve est remportée par Marius Dupas devant le champion d’Europe, Lanusse. Ce vainqueur sera, au lendemain de la seconde guerre mondiale, la cheville ouvrière des organisations qui reprennent dès 1946, sous l’appellation « Grand prix international de Lagorce »(la course est réservée aux professionnels, aspirants et indépendants toutes catégories). Au début des années 1950, le parcours s’établit autour des cent trente kilomètres et la course dure environ trois heures et vingt minutes (le départ étant donné à 14 heures 30, l’arrivée se juge un peu avant 18 heures), le spectacle occupe tout l’après-midi. La liste des prix qui affiche 2 500 francs au premier en 1946, s’enrichit chaque année : en 1953 le total des prix est de 30 000 francs dont 10 000 au premier, puis 20 000 au premier en 1956 et 30 000 en 1958. Pendant plus de vingt ans, c’est l’Auto-Vélo-Club Libournais[18] qui organise l’épreuve avec le comité des fêtes et des commerçants de Laguirande. A partir de 1952, une caravane publicitaire suit la course. Dès 1959, « de très nombreuses primes (sont) collectées par le speaker-reporter, Jean Francis, Francis Gay de Coutras »[19]. Mais, à chaque fois, il est précisé qu’il n’y a « aucun frais de déplacement, aucune prime de départ ». Par la date (le lundi) et son emplacement (entre Gironde et Saintonge), la course de Lagorce-Laguirande se situe souvent au lendemain de « Bordeaux-Saintes », la grande classique routière du Sud-Ouest, qui traverse le bourg en fête le dimanche. Elle apparaît comme «  la revanche », ainsi que l’annonce le journal : « toutes les vedettes de la veille y ont pris le départ ». Parfois, comme en 1957, les gloires régionales « R. Desbats et A. Dolhats , de retour du criterium national de la route » sont au rendez-vous. A partir de 1960, la course est placée sous le patronage du quotidien régional « Sud-Ouest » et de son hebdomadaire sportif « l’Athlète ». Et, cette année-là, un jeune coureur professionnel enlève avec facilité le XXII éme Bordeaux-Saintes, le lendemain il prend le départ  : il s’appelle Raymond Poulidor ; mais, c’est un Danois qui l’emporte…à Laguirande !

            Durant l’été 1986, Michel Winock donne au journal « Le Monde » la « Chronique des années soixante ». Dans cette sorte de feuilleton, les années 60 apparaissent comme « la décennie paradoxale ». L’historien retient les moments les plus forts et, aussi, « ceux plus obscurs mais non moins remarquables qui (font) le sel ou le poivre de la vie quotidienne » [20]. Et, il n’est sans doute pas surprenant d’y voir mis en scène le duel Anquetil-Poulidor, particulièrement, le fameux coude à coude dans l’ascension du Puy de Dôme, lors du Tour de France 1964. Michel Winock choisit cette situation comme l’un des symboles de la crise et de la mutation d’une société en proie au bouleversement des mœurs et à l’euphorie de la consommation. Il écrit : « Derrière ces deux stéréotypes, le public sent confusément que deux univers s’opposent, comme la modernité et l’archaïsme ». Plus loin, il ajoute : « l’un et l’autre coureur sont issus d’un milieu rural, mais ils n’évoluent pas dans la même civilisation agraire. Le goût des Français en faveur de Poupou, c’est un attendrissement nostalgique pour la société

rurale dont ils émergent en ces années de mutation rapide ».[21]

            Les années soixante peuvent être considérées comme la période du plus grand rayonnement du Grand prix cycliste de Lagorce-Laguirande. Ouvertes par la victoire d’un coureur danois (Knud Lynge), elles s’achèvent par la victoire d’un coureur espagnol (Joaquim Galera, 1969). Cette période est aussi celle de deux « doublés » : Fernand Delort (1961-62) et Francis Campaner (1967-68). Les deux coureurs girondins (Delort est d’Andernos et Campaner de Libourne) sont aussi les vainqueurs de la classique « Bordeaux-Saintes » (F. Delort réussit cet autre doublé en 1961 et F . Campaner, vainqueur en 1967 - puis déclassé injustement – prend sa revanche le lendemain à Laguirande[22].

 

 

La course est aussi le terrain d’une vieille rivalité entre Bordelais et Charentais, mais, durant les années 60 ce duel est masqué par la suprématie des « poulains d’Antonin Magne » dont les maillots violets maîtrisent le peloton, sans interdire, pour autant, les intrusions victorieuses des Bretons (Le Mellec réalise le doublé Bordeaux-Saintes et Laguirande en 1964). Entre 1946 et 2002, le décompte des origines régionales des vainqueurs fait apparaître une très légère domination des Bordelais sur une large représentation du « grand quart sud-ouest de la France » (cf. tableau ci-dessous)

 

REGIONS

DATES

TOTAL

Agenais

1953,1957,1974,1975,1979,1981,1983,1984,1986,1988,1998,2000

12

Bordelais

1947,1952,1954,1961,1962,1967,1968,1971,1972,1973,1977,1985,1989,1997

14

Bretagne

1964,1965,1970

3

Centre-Limousin

1946,1958,1982,1991,1993,1995,2001

7

Charentes

1949,1950,1959,1963,1966,1976,1978,1980,1987,1990,1994,2002

12

Pyrénées

1948,1952,1955,1956,1992,1996,1999

7

Etrangers

Danemark 1960 , Espagne 1969

2

 Tableau récapitulatif des différents vainqueurs selon les régions auxquelles leurs clubs sont affiliés (1946-2002).

 

            Entre 1948 et 19992, 18 des 43 vainqueurs de cette épreuve sont ou seront des coureurs professionnels et, parmi eux, certains  gagnent des étapes du Tour de France (9)[23] ou portent le maillot jaune (J. Bossis) ou le maillot vert (J. Gainche). Ces faits sont à rapprocher des critères - plus ou moins explicites – utilisés pour apprécier une course comme le font les coureurs eux-mêmes quand ils en évoquent « une belle ». La  « belle » en question, c’est une épreuve qu’il n’est pas facile de gagner. Ceux qui l’ont remportée, ont fait carrière. Elle fait partie des preuves que l’on doit faire. Une analyse du palmarès permet de comprendre ce que le journaliste appelle « un assidu récompensé »[24]. Entre 1951 et 1998, 15 vainqueurs ont déjà été classés dans les dix premiers au cours des années précédentes (dont six à la deuxième place).

            Une sorte de méritocratie s’établit ainsi autour de quelques valeurs reconnues : la difficulté du parcours, le « plateau » de participation, la persévérance, la preuve par le « doublé »… L’ancien champion Antonin Magne, devenu directeur sportif ne s’y trompe pas[25]. Le cyclisme du grand Sud-Ouest lui fournit un riche bassin de recrutement : indépendants et professionnels, ils sont nombreux dans ces années 1960 à porter le maillot violet de la marque MERCIER. Et, le Tour de France accorde son label, quand s’ajoutent encore aux équipes nationales les équipes formées à partir des sélections régionales[26]. L’« épreuve-reine »            du mois de juillet constitue presque depuis ses débuts en 1903 la grande référence. Les hésitations des organisateurs[27], le basculement, dans la décennie suivante, vers un autre cyclisme désormais dépendant de la publicité « extra-sportive »[28] . Ainsi, entre 1981 et 2002, soit dans les vingt dernières années, deux vainqueurs seulement du Grand Prix de Lagorce-Laguirande deviennent coureurs cyclistes professionnels[29].

 

            L’histoire du Grand Prix cycliste de Lagorce-Laguirande apparaît ainsi liée à quatre séries de faits que l’on pourrait croire, de prime abord, étrangers les uns aux autres ;

-       l’organisation administrative des catégories de coureurs et de courses par la fédération française de cyclisme ;

-       la difficulté croissante pour mettre en place des courses sur le réseau routier ;

-       la désertification des campagnes et la disparition progressive des artisans et des commerçants ;

-       l’image dégradée dans l’opinion du coureur et de la course cycliste à partir de 1998.

Révélée par la presse en 1963, l’affaire « Gonzalés » [30]pose le problème épineux de l’existence d’une catégorie intermédiaire entre coureurs amateurs et professionnels. La catégorie des « indépendants » est pourtant ancienne et déjà dénoncée par Gaston Bénac en 1913 : « Mise au monde pour écrémer la catégorie des amateurs, et en même temps servir de pépinière au professionnalisme qui semblait en province atteint d’anémie, elle ne rendit pas au sport cycliste les services qu’on attendait d’elle ».[31]

Cinquante ans plus tard, dans ces courses que l’on appelle des « critériums » qui mêlent les coureurs professionnels réputés aux meilleurs indépendants régionaux, il arrive que les régionaux l’emportent, tel Michel Gonzalés  (en 1960 à Vayrac et en 1963 à Bourcefranc). A partir de 1967 la cause des professionnels plaidée par Jacques Anquetil en personne amènera la disparition  progressive de cette catégorie. Cependant, resteront posées les deux questions suivantes : peut-on passer sans transition (sinon sans « mélange ») du statut « amateur » à celui de « professionnel » ? et, qu’advient-il ensuite d’un coureur amateur passé chez les professionnels lorsque celui-ci ne réussit pas ou n’est pas conservé à l’échelon supérieur ?

Un décret ministériel du 11 juin 1969 fait de Richard Marillier, commandant de son état, le premier directeur technique national du cyclisme français. Le plan que le D.T.N. met en place va tenter de répondre à ce double questionnement. Après avoir reconnu que « plus de 400 coureurs détenteurs d’une licence amateur vivent du vélo en grande partie et gagnent plus d’un million d’anciens francs dans leur saison »[32], il supprime la dernière catégorie intermédiaire « tampon entre les amateurs et les pros » : les « hors catégories ». Chez les amateurs, il n’y a désormais plus que deux  catégories de coureurs : les « A » et les « B ».

En début de saison et sur un parcours exigeant, ouvert aux professionnels 2ème catégorie (parfois appelé « international »), le Grand Prix de Lagorce-Laguirande réalise jusqu’en 1970 cette sélection parmi les talents des coureurs et facilite ou confirme la promotion des meilleurs vers les rangs des professionnels. A partir de cette date, réservé aux amateurs, il devient course interrégionale, mais la lecture du palmarès confirme encore son rôle de détection des « vrais talents ».

Néanmoins, comme l’écrivent G. Caput et C. Eclimont : « A trop vouloir légiférer et bouleverser le cyclisme, il est vrai dépourvu d’organisation, le commandant ne se fait pas que des amis. Les « indés » vont disparaître, comme le cyclisme de grand-papa ».[33] En 1993, une autre réforme des catégories de courses et de coureurs  (créant la catégorie « Elite ») va générer ce que le journal « Sud-ouest » désigne sous le titre et le sous-titre suivants : « Vent de fronde. Un mouvement d’humeur des coureurs régionaux a retardé le départ du 47ème Grand Prix de Laguirande[34]. Devenu « épreuve interrégionale, le Grand Prix de Laguirande ne pouvait pas recevoir des coureurs « Elite ». La fédération ayant assoupli sa position en autorisant les membres de ces clubs de haut niveau à participer à des courses interrégionales, certaines vedettes du peloton amateur » sont venues prendre le départ, mais les coureurs de la région barrent la route et « après de longues palabres », se retirent…Et, le journaliste de conclure ainsi : « organisateurs amers et public déçu : la réputation sportive du Grand Prix de Laguirande en prenait un coup ».[35] En effet, on peut considérer ce dernier avatar comme le signe d’un recul définitif de cette organisation dans la hiérarchie des courses. Ne répondant plus aux appellations « amateurs » et « professionnels », les coureurs sont aujourd’hui classés en séries Elite1-2-3, puis Nationale, Régionale et Départementale. Si l’Elite 2 apparaît comme l’antichambre des professionnels de l’Elite 1, le Grand Prix de Lagorce-Laguirande n’est désormais ouvert qu’aux « Elite 3, Nationale et Régionale ».

 

 Recul dans la hiérarchie des courses et repli du parcours sur un circuit plus court, prés du clocher de Lagorce, mais loin de la fête et de ses attractions foraines installées à Laguirande. Le parcours conserve une partie de sa rigueur avec l’ascension quinze fois  de la côte de Dizet, mais il ne relie plus Gironde et Saintonge et ne traverse plus les communes avoisinantes : Coutras, Guîtres, Saint Denis de Pile. Il ne passe plus par Laguirande.

Selon le code de la route (art. R.411-29.al.1er), « l’organisation des épreuves, courses ou compétitions sportives devant se disputer en totalité ou en partie sur les voies ouvertes à la circulation publique est soumise à autorisation administrative ». Or, il existe trois types de domaine public routier, soit « les voies du domaine national, celles du domaine départemental et celles du domaine communal ».[36] Pour des raisons tenant à « la sécurité générale, à l’économie ou au tourisme », certaines routes sont interdites « à titre permanent, périodique ou provisoire » à toutes épreuves sportives. Ce qui est le cas de la D. 910, ancienne route nationale conduisant de Bordeaux à Angoulême, empruntée par l’ancien tracé et qui permettait aussi l’ascension à deux reprises de la côte d’Arthus.

Depuis une vingtaine d’années, au problème de l’autorisation administrative s’ajoute aussi le prix des signaleurs (il en faut au moins un par carrefour gardé)[37]. Autrefois, cette tâche était assurée à 80 % par des bénévoles. Et, on ne peut plus lire dans la presse locale ces félicitations adressées « aux C.R.S. de Bordeaux et aux gendarmes de Guîtres pour leur service d’ordre »[38].  Désormais payant ces services ne sont plus une priorité pour la gendarmerie qui doit accomplir « beaucoup d’autres tâches » et qui préfère s’appuyer sur les associations pour le respect des normes de sécurité[39].

Au début de la saison 2002, Paris-Nice appelée « la course au soleil » est « sauvée par les sponsors du Tour »[40]. Cette course par étapes, qui avait été reprise par l’ancien vainqueur du Tour de France Laurent Fignon, est r      achetée par la société « Amaury Sport Organisation », organisatrice de la « Grande Boucle ». Au même moment, l’ »Etoile de Bességes », course de début de saison organisée par une association de bénévoles conduite par un ancien coureur régional (R. Fangille) « pourrait ne pas avoir lieu parce qu’elle doit financer 110 gendarmes par jour ». Organiser une épreuve de niveau international nécessite « un budget minimum de 150 000 euros »[41]. De nombreuses organisations sportives indépendantes sont ainsi menacées. Des courses disparaissent[42]. Il est alors hautement significatif de relever dans le « Dictionnaire Permanent Droit du Sport » (p.739) un paragraphe (53a) réservé au « cas de l’usage privatif de la chaussée par le Tour de France », tant il est vrai que cette épreuve et la société qui l’organise semblent être les seules à pouvoir encore bénéficier de ce droit.

De surcroît, ces associations de bénévoles, confrontées à ces contraintes financières et administratives s’efforcent d’assurer un spectacle sportif qui, dans le cas du cyclisme, est à la fois populaire et gratuit. Ce qui les oblige à une quête laborieuse de « partenaires ».

 

            A la lisière de la Charente maritime (à la sortie de Laguirande sur la D.910 on quitte la Gironde pour entrer en Saintonge), les deux hameaux de Lagorce et de Laguirande comptent  une population de 1323 habitants. Or, toute commune qui compte moins de deux mille habitants agglomérés peut être considérée comme une commune rurale. Ici, dans le Nord Gironde, nous sommes dans le canton de Guîtres et dans le pays Gabaye, dont le patois est un dialecte saintongeais qui marie –parce qu’à la limite – les deux influences des langues d’oc (Sud) et d’oil (Nord). Quelques expressions caractérisent bien ce « parlanjhe », ainsi : « a’c’t’heure – beun’aise – le drôle ou la drôlesse », comme dans : « tieu drôle est ben chéti ».[43] La commune ne compte plus qu’un seul commerçant, le boulanger et trois agriculteurs[44] . La désertification des campagnes, particulièrement prononcée dans ce pays de landes boisées, évoque le spectre d’une « squelettisation sociale » (Wackermann). Bon an, mal an, un comité des fêtes, fort d’une dizaine de membres bénévoles, s’affaire au montage de la fête qui, commencée le vendredi soir, dure jusqu’au lundi, jour de la course cycliste. Tour à tour restaurateur, mécanicien, commerçant ou artisan[45], le président du comité des fêtes doit « battre la campagne » pour réunir les sommes destinées aux prix[46]. Deux coupes sont offertes par la commune, laquelle attribue cependant une subvention exceptionnelle de 14 000 F. pour le feu d’artifice.

 

A la fin du 19 ème siècle, lors des « temps des premiers véloce-clubs »[47], la constitution des sociétés vélocipédiques locales reproduit assez fidèlement la structure de sociabilité communale[48]. Lors de l’organisation des compétitions, les artisans et les commerçants sont souvent les premiers sollicités pour le « parrainage » et la diffusion de l ‘événement (affiches). Aujourd’hui encore, l’appellation de nombreuses  courses cyclistes locales reste : « Grand Prix des commerçants et des artisans de la ville » ; La course apparaît ainsi comme un révélateur de la vitalité marchande de la cité (« elle est richement dotée ») et, pour cette raison aussi, son existence semble menacée dès lors que le tissu social et économique se délite.

 

            La démocratisation de l’accès  à un engin technique : la bicyclette (diminutif de l’anglais « bicycle »), devenue de ce fait le vélo (abréviation de « vélocipède ») et, par conséquent, l’accès au plus grand nombre des pratiques qui lui sont liées, marquent –selon la formule de Gaboriau – un clivage social : « le vélo, lenteur des riches, vitesse des pauvres »[49]. L’effort du coureur engagé dans la compétition (« baisse la tête, tu auras l’air d’un coureur ! ») symbolise alors les valeurs de courage, rudesse, résistance à la douleur et volonté L’épreuve de la course consacre une hiérarchie des individus selon laquelle le mérite de certains coureurs est tel qu’ils peuvent espérer y gagner une vie meilleure (à tout le moins, faire des courses leur métier). Les monde ouvrier et paysan y reconnaissent leurs valeurs et leur mode de vie, les coureurs élus (« les champions ») viennent pour la plupart de ces milieux sociaux. Et, la course cycliste – moment réservé dans le temps de la fête traditionnelle – est un spectacle  à la fois populaire et gratuit.

Mais, le scandale du dopage révélé par les médias lors du Tour de France 1998, timidement baptisé « l’affaire Festina », contribue à la dégradation de l’image de la course et des coureurs dans l’opinion. Dans la civilisation du moindre effort et des nouvelles technologies, alors qu’après les maladies cardiovasculaires pointe la menace de l’obésité, le soupçon de dopage renforce paradoxalement l’évitement des pratiques corporelles sollicitant l’effort énergétique et suscitant la souffrance. Dans l’univers des villes, les usagers de la bicyclette tentent d’organiser la défense de leurs droits face à la pression des automobilistes pressés. Dernière cocasserie : la course à pied sur route – qui emprunte aux mêmes valeurs sinon aux mêmes « filières » - vient concurrencer sinon remplacer la course cycliste, parce que jugée moins dangereuse(chutes) et plus facile à organiser (sécurité sur le parcours).

            A la campagne, le Grand Prix de Lagorce-Laguirande survit, soixante ans après les premières éditions, et désigne encore quelques coureurs promis à d’autres aventures[50]. Mais, son histoire raconte aussi celle d’un sport en difficulté d’adaptation au monde moderne. A la question « Faut-il regretter les courses de clocher ? »,[51] l’ancien champion Marc Madiot[52] répond par l’affirmative et ajoute : « c’est notre réservoir (…) plus il y a de courses, plus il y a de coureurs ».

A l’exemple de Lagorce-Laguirande, dont le recul dans la hiérarchie des courses[53] et le repli du parcours sur des routes locales sont synonymes d’une relative perte de notoriété, il faut craindre la disparition(cf . document FFC, 2003)* des courses de village[54], à la fois, élément du patrimoine sportif français et constituant des fêtes et traditions populaires.

 

 

 

dossier de presse : « La Fédération Française de Cyclisme en 2003 »

                                                                                                                     Jean–Paul Laplagne

 

 



[1]  - en 1978, 1984 et 2OO2

[2] - l’abolition d’une distinction entre « amateur » et « professionnel » suivie de la répartiton en trois séries « Elite » date de 1996.

[3]  - KOBAYASHI (K.), Histoire du vélocipède de Drais à Michaux (1817-1870 )Mythes et réalités, 1993.

[4] - LE BOULANGER (J.M.),Le circuit de l’Aulne ; L’essor international d’une course de pardon », in Armen, revue bimestrielle, 1988.

[5] - SANSOT (P.), « Chemins aux vents », Payot, 2000.

[6] - CARRERE (J.C.), “Histoire de Lagorce”, in Revue historique et archéologique du Libournais, V. 1937.

[7] - Carrère (J.C.),op. cit.

[8] - in Revue historique et archéologique du Libournais, XIII, 1949.

[9] -  voir Léo Drouyn en Libournais, volume 9, les éditions de l’Entre-deux-Mers,

[10] - Dictionnaire permanent Droit du sport : « Courses sur route » , feuillets 12, septembre 2001

[11]  - Arrêté du 4/3/1981, Préfecture de la gironde : « liste des routes interdites aux courses cyclistes »

[12]  - dans son édition du mardi 10 avril 2001.

[13] - Subileau (J.C.) in « Sud-ouest » le 9/4/2001.

[14] - depuis 1989  l’Union Sportive de Rauzan.

[15] - selon les informations données par la président de la commission « route » du comité d’Aquitaine de la F.F.C.

[16] - toujours selon J. Lafranque (comité d’Aquitaine FFC) « une heure de signaleur vaut 150F. »

[17] - par exemple, dans « les cahiers de l’Equipe-cyclisme magazine en 1962 entre le critérium national de la route et le tour du Var ou en 1963 entre Gand-Wevelgem et le tour des Flandres.

[18] - « Vélo-Club Libournais » fondé le 7 septembre 1896, devenu par modification du titre, le 19 mars 1901, « l’Auto-Vélo-Club Libournais », in « Livre d’or du cyclisme girondin », U.V.F. 1934.

[19] - le speaker lance, collecte et paye (à cette époque) les primes aux coureurs après la course, non sans  avoir prélevé un pourcentage de 10%.

[20] - journal « Le Monde » du 16 juillet au 15 août 1986. 

[21] - WINOCK (M.), journal « Le Monde », 17/18 août 1986, n°28 : « Anquetil ou Poulidor ? »

[22] - journal « Sud-ouest », le 4/4/1987.

[23] - Ce sont : Beuffeuil (2), Bossis, Campaner, Castaing, Dejouhannet, Gainche, Galera, Sabbadini, Trochut.

[24] - dans « Cyclisme », Avril 1989, à propos de Patrick Delort, fils d’André , le frère de Fernand (vainqueur en 1961et1962)

[25] - Magne Antonin (1904-1983), vainqueur du Tour de France en 1931 et 1934, Champion du monde en 1936, surnommé Tonin « le sage » ou « le taciturne ». Il écrit à ses coureurs sur un papier à en-tête qui porte la maxime suivante :  « la gloire n’est jamais où la vertu n’est pas ».

[26] - Quand il termine troisième du Tour de France en 1948, le bordelais Guy Lapébie (frère de Roger, vainqueur du Tour en 1937) appartient à l’équipe du «Sud-Ouest ».

[27] - Une première fois en 1962 – après 32 années – le Tour de France se court par équipes de marque. Puis, en 1967, il y a retour aux équipes nationales et, en 1969, un retour définitif aux équipes de marque.

[28] - Mario Verardo (vainqueur à Laguirande en 1984 et en 1988, mais aussi de  «  Bordeaux-Saintes » en 1983) fait remarquer qu’au milieu des années 1980, il n’y a plus que quatre équipes cyclistes professionnelles en France.

[29] - Sylvain Bolay et Laurent Roux.

[30] -dans « Miroir Sprint » le 22/04 et dans « But et Club » le 06/05.

[31] - Bénac(G.) , « du sport de vélodrome au cyclisme routier », in « Sports », le 9 août 1913.

[32] - in « Cyclisme », l’Equipe magazine, n)17, 1970.

[33] - Caput (G .) et Eclimont (C.) , « l’Almanach du cyclisme », éditions Méréal, 1998.

[34] - in « Sud-ouest » du 30 mars 1993.

[35]  - Douaud (A.), journal « Sud-ouest », 30 mars 1993.

[36]  - Dictionnaire permanent Droit du Sport : « Courses sur route », feuillets 12, 1/09/2001.

[37] - entretien avec J. Lafranque, au comité d’Aquitaine F .F.C., le 14/11/2001. Selon notre interlocuteur, « une heure de signaleur vaut 150 FF. et un signaleur peut assurer 20 courses dans l’année ».

[38] - journal « Sud-ouest », 20ème édition, rubrique « Guîtres », le 27 mars 1968.

[39] - entretien avec le Chef Mirande à la gendarmerie de Guîtres, le 10/04/2003.

[40] - titre du journal « le Monde », 10 et 11 mars 2002.

[41] - selon Gérard Chesneau, organisateur de « Cholet-Pays de Loire », dans « l’Equipe » : « Organiser, quelle galère ! », le 10/03/2002.

[42] - l’Equipe, le 31/01/2002 : « SOS, courses en danger ? »

[43] - « ce garçon est bien maigre ».

[44] - entretien avec Madame Cablot, maire, à Montigaud le 18/12/ 2004.

[45] - M.M. Gendre, Thibault, Sabatier et Galopeau.

[46] - sur le programme de 2002 (numéroté et « vendu 10 F., donnant droit au tirage d’un superbe lot ») figurent 29 annonceurs (issus de 10 communes des alentours dont une en Dordogne) pour un total de 5000 F. de prix.

47] - Poyer (A.), « Les temps des premiers  véloce-clubs, apparition et diffusion du cyclisme associatif français entre 1867 et 1914 », L’Harmattan, 2003.

[48] - lors de la constitution de « la Pédale de Coutras » en 1897, le président est un pharmacien et on compte parmi les 30 membres, 12 commerçants et 10 artisans. Archives de la Gironde 1R 115.

[49] -Gaboriau(P.), « Le vélo dans la mémoire ouvrière », les archives du LERSCO, n°3, 1982.

[50] - pour exemples : Carl Naïbo en 2002, Fabien Patanchon en 2003 et Mickaël Delage en2004, le plus jeune du peloton professionnel français en 2005.

[51] - in « Vélo-magazine », n°416, avril 2003.

[52] - Madiot (M.), champion de France sur route (1987), deux fois vainqueur de Paris-Roubaix (1985 et 1991), est aujourd’hui directeur sportif de l’équipe cycliste professionnelle « la Française des Jeux ».

[53] -recul accentué en 2005, puisque la course programmée le 4 avril 2005 n’est plus ouverte qu’aux séries « Nationale et Régionale », in « Cyclisme » n°1452, vendredi 4 mars 2005.

[54] - « Nous avons perdu 250 courses en dix ans » selon Patrick Vermeulen, président du comité d’Aquitaine FFC, lors de l’A.G. de Langon, le 28/11/2004, in « Cyclisme » n°1446.

 

 Ce texte a été publié dans la revue historique et archéologique du Libournais et de la vallée de la Dordogne, n°277, 3éme trimestre 2005.


15/09/2011
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