Le cyclisme est-il un sport d'athlètes ?
« J’ai maigri de cinq kilos depuis le départ de Paris »
(dans le Miroir des Sports, déclaration de Romain Maes à Luchon lors du Tour 1935.)
Cela remonte au milieu des années cinquante, quand Louison Bobet réalise son « triptyque » (trois victoires successives dans le Tour de France : 1953-54-55). Admiratif et intrigué, l’enfant que je suis dévore la presse sportive. Il apprend ainsi que le soir de la victoire, Louison apparait au balcon de l’immeuble du journal « l’Equipe », rue du faubourg Montmartre, pour saluer les supporters. Pour cette soirée de fête, le vainqueur du Tour n’arbore plus le maillot jaune qu’il a conquis. Malgré la chaleur de ce soir de juillet, il est habillé d’un « costume-cravate » et le texte explique qu’en de nombreux endroits (les poignets et le col de la chemise, le pantalon et la ceinture), le corps du champion « flotte » dans ses vêtements.
Septembre 2020, malgré la pandémie le Tour a eu lieu et il se termine par la victoire d’un jeune homme, T. Pogacar (22 ans). Déjà positionné comme l’expert du « vélovirtuel » (Vélo magazine n° 585, juin 2020), Nicolas Roche (36 ans, 1,78m, 70 kg) explique lors d’un entretien à la télévision que, pendant le Tour, il ne perd pas de poids. 66 ans plus tard, l’enfant – devenu retraité mais toujours intrigué – entend aussi qu’il peut arriver qu’au cours d’une étape, le coureur qui a absorbé trop de barres ou de gels énergétiques peut marquer une légère prise de poids… Faut-il en conclure pour autant que, désormais, une surveillance s’exerce au gramme près ? Et, que dans le domaine du sport plus que partout ailleurs, la science (de la nutrition…) est parvenue à maîtriser l’équilibre pondéral de l’athlète ?
Au cours de toutes ces années, le passionné de cyclisme avait entendu parler de ces coureurs qui pèsent ce qu’ils mangent ou, encore, de ceux qui surveillent leurs selles pour y détecter les anomalies engendrées par leur régime alimentaire. Il se rappelle aussi ce que son copain Gino, dont le fils fut un excellent amateur, énonçait clairement : « pour maigrir, je ne connais qu’un moyen, c’est de ne pas manger ».
Après la secousse tellurique enregistrée en 1998 (« l’affaire Festina »), au début des années 2000, il m’a semblé que les coureurs cyclistes n’avaient plus de grosses cuisses, comme celles de Rik Van Looy, qui m’impressionnaient tant dans les années « 60 ».
Rik Van Looy (né en 1933), ici lors de son 80ème anniversaire. A défaut des "grosses cuisses", un beau visage.
Une fin d’après-midi à Ussel (19) après l’arrivée de l’étape du Paris-Corrèze, je traîne dans le jardin public où sont rassemblés les véhicules des équipes et des coureurs. Le hasard me met à côté de Jens Voigt, le coureur allemand dont la carrière chez les pros débuta dans des équipes françaises (Crédit Agricole, Gan) et qui effectua sa dernière course sur route à l’âge de 42 ans (2016). Le 3 septembre de la même année, il bat le record de l’heure et parcourt 51,115 km. Lors de cette tentative il a utilisé un braquet de 54x14 (pour les championnats du monde du contre-la-montre 2020 à Imola, le vainqueur Ganna aurait utilisé un pignon de 10 dents, pignon dont l’arrivée était prédite par Philippe Gaumont dans le « Vélo Club » de Gérard Holtz, un soir d’arrivée du Tour à Bordeaux, une quinzaine d’années auparavant). C’est une nouvelle désillusion qui suit celle survenue quand, après avoir entendu ressasser l’appellation « Bébert les gros mollets » à propos d’Albert Dolhats, j’avais appris que les mollets, en vélo, ne servent à rien ou presque… Maintenant, les « rouleurs » n’auraient plus de « grosses cuisses » ?
Il est vrai que de nouvelles modes vestimentaires contribuent à masquer presque tout le membre inférieur des coureurs (une récente règlementation vient de limiter la hauteur des chaussettes (socquettes, autrefois ?) et les cuissards s’arrêtent désormais presqu’à la rotule couvrant ainsi tout le quadriceps (thermicité, CX, compression ..?). Toujours est-il que, visuellement,les cuisses des coureurs ne semblent plus avoir les reliefs volumineux d’autrefois, alors que les braquets augmentent…
Pendant le Tour de France, les jambes du coureur polonais Pawel Poljanski : sous la peau, le réseau veineux en l'absence de couche graisseuse est très apparent (parismatch.be 19/7/2017)
Pourtant, à part le cœur (qui est un muscle aussi), quels groupes musculaires autres que ceux du membre inférieur sont vraiment sollicités par le cyclisme ? Septembre 2017, « The Times » publie une photo de Chris Froome, lequel a posé nu sur son vélo. Le vainqueur du Tour de France (32 ans, 1,86m, 69 kg) s’est confié sur sa « minceur » et ses « gros muscles » que l’on peut parfois trouver « ridicules » dans le miroir. Nous choisissons cette occasion pour poser la question suivante : le cyclisme est-il un sport d’athlètes ?
Septembre 2017, Chris Froome ( 1,86m/69kg) pose "dans le plus simple appareil" pour "The Times". Il avoue "se trouver parfois ridicule dans le miroir"...
Qu’appelle-t-on un « athlète » ?
Ainsi posée, la question est, à la fois, juste et impertinente. En effet, qui refuserait de considérer comme un athlète Abébé Bikila, vainqueur du marathon aux Jeux Olympiques de Rome en 1960 ? L’homme a certes 41 ans, mais il a parcouru la distance en 2h 15’ 16’’ et pieds nus !
Tout est réuni en la circonstance : le cadre, celui des jeux olympiques, l’épreuve (42,195 km) fondée sur l’histoire de la bataille remportée sur les Perses et du messager Phidippidès qui a porté la nouvelle jusqu’à Athènes. Le geste et les mouvements, ce sont bien ceux de l’athlétisme et de la course à pied.
La coupure entre les jeux de l’Antiquité et l’apparition du sport au cours du XIXème siècle est l’enjeu de nombreuses discussions et autres disputes. Mais, au début du XXIème siècle, pour certains il n’est plus possible de considérer la course à pied comme le geste sportif de base. Sous-couvert de considérer les pratiques sportives comme des « pratiques culturelles de référence » (cf. les I.O. pour l’E.P.S. 2000), il devient possible, alors, de voir dans le skateboard un geste sportif fondamental de notre époque, peut-être plus encore que la course à pied pourtant culturellement ré-évaluée en « jogging » voire en « running » face à la menace des maladies cardio-vasculaires, à partir des années 1970.
Outre le fait de pratiquer l’athlétisme, qu’est-ce qui peut bien justifier. le qualificatif d’athlète ? Observons immédiatement que le mot est inscrit dans la durée par ses origines mêmes : le culte du corps dans la Grèce antique, là où l’éducation se trame dans des gymnases et où les concours mêlent l’esprit (la poésie, la philosophie ) aux exercices du corps (la lutte, la course, le lancer…). De là, à imaginer déjà une définition de l’athlète complet…
D’abord appelé « I.N.S. » (Institut National du Sport) et, selon les circonstances, baptisé : « la Mecque du sport français » ou bien « usine à champions », l’établissement est aujourd’hui connu sous le sigle « I.N.S.E.P. » (Institut National du Sport de l’Expertise et de la Performance). Dès 1956, une statue s’impose au regard quand on pénètre dans cette institution. Universellement connue sous le nom d’Héraklès, il s’agit d’une œuvre d’Antoine Bourdelle , dont il semble admis qu’elle puise dans la statuaire grecque archaïque pour ouvrir sur la modernité par ce qu’elle exprime : la puissance musculaire, la tension du mouvement, la posture dynamique… Ce n’est donc pas le hasard qui a conduit « Héraklès archer » à l’entrée de l’INSEP et, c’est peut-être ce qui a accroché le regard du Général de Gaulle lors de sa venue le 4 octobre 1965 (comme d’autres présidents de la République française) pour visiter cet établissement.
"Héraklès archer, 1909, bronze, 250x240x120 cm", oeuvre d'Antoine Bourdelle analysée dans " Connissance des Arts", janvier. 2018.
Le mot « athlète » qui est au centre de notre questionnement renvoie donc à la stature, à la morphologie. Ces deux dimensions de la personne président souvent au choix d’une pratique sportive et, en même temps, elles sont « travaillées » par cette activité. Ainsi, en athlétisme, le gabarit des lanceurs est différent de celui des sauteurs, tout comme celui des sprinters (100 et 200m) s’oppose à celui des coureurs de fond (5000, 10 000 m et marathon). Mais, l’athlétisme a inscrit dans ses pratiques l’idéal de l’athlète complet dans ce qui s’appelle le décathlon, où dix épreuves mesurent la valeur du compétiteur selon trois ou quatre dimensions différentes. : courir (vite et longtemps), sauter, lancer…
Ce sont un peu – pour rester dans le cadre initial de la mythologie grecque – les douze travaux d’Hercule (Hercule correspond chez les Romains à Héraklès chez les Grecs). Soit un homme le plus souvent de forte carrure, doué d’une grande force physique et capable d’exploits de toutes sortes.
Qu’en est-il dans le cyclisme ?
Notons déjà que l’invention du cyclisme – définitive avec celle de la bicyclette (autour de 1890) – est contemporaine de la diffusion du « sport » dans la deuxième moitié du XIXème siècle. Et, le cyclisme inaugure aussi une nouvelle catégorie de pratiques, celle des sports mécaniques. Suivront l’automobile et l’aviation, entre autres…
Mais, le « moteur » est ici l’athlète. Avec les usines, les machines et les nouveaux moyens de locomotion, la civilisation industrielle installe le moteur au centre de ses préoccupations. Aujourd’hui encore, le domaine du sport n’échappe pas à cette centration : ne dit-on pas de tel coureur qu’il a un « gros moteur » ?
Notre propos peut paraître trop sérieux, nous en avons bien conscience. C’est pourquoi nous voulons déjà prévenir de quelques dérives. Oui, ces dernières années sont apparues – après les « scandales » du dopage – les triches mécaniques et l’invention d’un moteur électrique dissimulé dans le cadre, vite franchisée par le commerce et l’opinion commune sous l’appellation du « vélo à assistance électrique » (VAE).
Il y a, certes, plusieurs façons de pratiquer le cyclisme : le VTT, le BMX, la piste, la route, le cyclo-cross, le polo-vélo… Mais, outre des différences notables entre les machines utilisées, le « moteur humain » n’est pas classé en catégories comme dans les courses automobiles ou en motocyclisme. En boxe ou en judo et dans les sports de combat, il y a les catégories de poids. Certes, ici, le « parcours » (le ring ou le tatami) est toujours le même, alors qu’en cyclisme les épreuves – rapidement classées en trois catégories : en ligne, en circuit, par étapes – peuvent offrir des reliefs et des conditions climatiques variables.
Il existe une grande variété d’épreuves et, pour ce qui est du cyclisme sur route, une palette assez variée de morphologies de coureurs. Néanmoins, depuis les quarante dernières années, l’évolution du cyclisme s’est effectuée surtout sous la pression de quelques impératifs :
- le Tour de France, qui est « la plus grande course du monde » (titre officieux, mais souvent attribué), dicte sa loi à toute la saison (quand elle peut avoir lieu…) et certains coureurs « se programment » uniquement pour elle. Après Anquetil, il y eut avec Merckx, Hinault, Indurain , Armstrong, Froome, des vainqueurs à 4,5, 6 ou 7 reprises.
- le cyclisme de compétition sur route qui, au début, s’est surtout développé dans la « vieille Europe » (Allemagne, Belgique, Espagne, France, Hollande, Italie, Luxembourg, Portugal, Suisse) s’est lui aussi « mondialisé » (Amérique du Nord, Amérique du Sud, pays du Nord, pays de l’Est après 1989).
- toujours sous l’autorité de l’U.C.I. (période Verbruggen) les compétitions se sont organisées à l’instar du monde du tennis en divisions et classement par points (World Tour, Continental Pro…).
- à l’exemple du football, le recrutement des coureurs et la composition des effectifs s’est focalisée sur le « recrutement de jeunes talents ».
Toutes ces contraintes pèsent sur ce qui ressemble plus que jamais à la « sélection des meilleurs dans le cadre de la survie » (cf. Darwin, 1859). Mais, une autre forme de déterminisme est introduite par les organisateurs d’épreuves, dont le but avoué est de rendre la course « spectaculaire » (même s’il est de bon ton de rappeler parfois que « ce sont les coureurs qui font la course ») et, naturellement, de désigner un vainqueur pour ne pas dire « départager les ex-aequo ». Le plus souvent, un des moyens retenus est ce qu’il est convenu d’appeler l’arrivée en altitude, par exemple : dans le Tour 2020, l’arrivée au sommet du col de la Loze à 2304m après trois derniers kilomètres avec des passages à 20%.
Une typologie des coureurs ?
Le monde du cyclisme s’est longtemps satisfait d’une typologie des coureurs, laquelle, au-delà de la forme humaine de la personne (comme dans les morphopsychologies de Thooris ou de Sheldon), ne connaissait que trois profils : grimpeur, rouleur, sprinteur.
Cette classification empirique se déduit de l’efficacité du coureur dans des exercices particuliers, soit :
- un parcours assez plat, parfois contre le vent, seul, échappé ou dans les contre-la-montre pour le « rouleur »,
- un col voire un « mur » avec de forts pourcentages pour le « grimpeur »
- une arrivée en peloton sur une ligne droite ou en « faux plat » sur laquelle il faut atteindre la plus grande vitesse possible, pour le « sprinteur ».
Pour cette étude, nous nous sommes appuyé sur la revue « Vélo magazine » qui, lors de l’ouverture de la saison dans son numéro de février publie chaque année le « Guide de la saison…, équipes, effectifs, matériel, calendrier ». Nous y trouvons la liste des coureurs du peloton U.C.I. World Tour avec leurs mensurations (taille/poids) et d’autres indications (date de naissance, nationalité…) parmi lesquelles ce qu’une colonne nomme « catégorie ». Ceci correspond à ce que nous venons d’évoquer sous l’expression : « typologie des coureurs ».
Ainsi, dans le n° 537 de février 2016, apparaissent désormais les catégories de « Puncheur, Complet et Polyvalent » à côté des trois anciennes : « Grimpeur, Rouleur, Sprinteur ». Ceci traduit le malaise et la difficulté qu’il y a à étiqueter de la sorte les coureurs. Parallèlement, les modalités de la course en équipes (un ou deux « leaders » servis par des « équipiers ») ne permettent pas toujours que s’expriment librement les talents individuels. Les qualificatifs de « complet » et « polyvalent » se différencient mal et sonnent plutôt comme « homme à tout faire », à un très haut niveau cependant.
Pour la saison 2020, il y aurait 23 équipes et 636 coureurs cyclistes professionnels composant le peloton UCI World Tour. Nous nous sommes attaché en priorité aux données en termes de taille et de poids de ces coureurs et, aussi, aux indices que l’on peut en déduire (I.M.C.) ainsi qu’aux caractéristiques de compétence en termes de : grimper-rouler-sprinter.
Tableau regroupant les équipes du World Tour et celles rassemblées par "Vélo Magazine" avec leur composition selon les six "catégories" retenues.
La Taille
La taille ou la stature correspondent à la hauteur d’un être humain mesurée en centimètres. Mais, au-delà de cette mesure, la taille de l’individu joue un rôle influent dans ses relations sociales et, aussi, dans la pratique du sport.
Au cours des deux derniers siècles, la taille moyenne des Français a nettement augmenté : en 1900, elle était de 1,66m pour les hommes et 1,54m pour les femmes. En 2006, il s’agit alors de 1,78m pour les hommes et 1,64m pour les femmes. Entre 1960 et 1990, l’accélération a été forte : plus de 5cm en 30 ans ! Ce phénomène est le résultat des progrès réalisés en matière d’hygiène, de médecine, d’alimentation et des conditions matérielles de vie dans les pays développés.
La taille de l’homme varie aussi selon l’âge, l’origine ethnique et/ou le milieu social. Entre 1870 et 1970, le gain de taille a été de 11cm, soit 1cm tous les 10 ans. Il faut aussi noter quelques variations : en Hollande, la taille moyenne a augmenté de 15cm en 50 ans et, de leur côté, les Français ont plus grossi que grandi (la taille moyenne du vêtement féminin est passée du 38 en 1970 au 40). Cela, malgré l’apologie (publicitaire) de la taille mannequin. Parallèlement à ce phénomène, on remarque l’augmentation du nombre de personnes en surcharge pondérale (8,5 % d’obésité), alors que l’anorexie touche 3 % des adultes (8 % de la population féminine entre 15 et 25 ans). Une dernière caractéristique générale peut être résumée par la formule : « les petits restent petits, les grands deviennent très grands ».
Dans le peloton de cyclistes professionnels (les 23 équipes de l’UCI World Tour), il est possible d’identifier deux groupes opposés :
- 58 coureurs mesurent 190 cm (1, 90m) ou plus (les « très grands »)
- 40 coureurs mesurent 170 cm (1, 70m) ou moins (les « petits »).
Ce premier constat (qui confirme les données précédemment énoncées) nous oblige à souligner ce phénomène : il y a de plus en plus de coureurs cyclistes professionnels de très grande taille. Souvenons-nous, dans les années 60, ils étaient des exceptions les Gérard Saint, Emmanuel Busto , Anatole Nowak ou Louis Rostollan. Parmi ces « très grands » on compte 12 Belges,6 Allemands, 6 Français, 4 Danois, 4 Hollandais, 3 Luxembourgeois, 3 Suisses… mais aucun coureur colombien. Or, ceux-ci sont au nombre de 11 parmi les coureurs de petite taille (soit un sur quatre).
Le Poids
L’approche mesurée du gabarit de l’homme (ou de la femme) passe par le rapport de la taille et du poids. Ce rapport - parfois perceptible à l’œil nu – oscille cependant entre quelques stéréotypes que trahissent les jugements sociaux comme dans ces expressions : le « petit gros » et le « grand maigre ». Il existerait donc des « canons » (en dehors des « proportions humaines » inscrites dans « le carré de Vitruve ») face aux couples d’angoisses que constituent « nanisme et gigantisme » et « anorexie et obésité ».
Notre propos est, ici, de confronter cette notion de gabarit aux pratiques sportives de haut-niveau, afin d’y distinguer ce qui relève du perfectionnement humain de ce qui participe à l’instrumentalisation du corps de l’homme. Soit un autre aspect du rapport entre équilibre et démesure.
Quoi de commun entre Imanol Harinordoquy (1,92m/105kg) et Tom Boonen (1,92m/80kg) en dehors de la taille et du sport ? Justement, deux différences nous interpellent : le poids (+ ou – 25kg) et la pratique (le rugby ou le cyclisme).
Quoi de commun entre Philippe Gilbert (1,79m/67kg) et Jason Lamy-Chappuis. (1,78/65kg) ? Ce sont deux sportifs au gabarit semblable, pourtant l’un est coureur cycliste et l’autre skieur de fond… Dépassons le « fossé des générations » et intégrons-y Michel Jazy (1,77/67kg), médaille d’argent sur 1500m aux J.O. de Rome en 1960. D’aucuns nous expliquent déjà qu’entre certaines disciplines sportives il y a des points communs. Nous n’en disconvenons pas.
Le poids d’un individu sportif doit être mis en relation avec trois inconnues : l’alimentation, le volume de l’entrainement et le taux de masse grasse. Ce dernier indice révèle une profonde injustice qui consiste en l’inégalité face au poids. Déjà, les compagnies d’assurance se soucient d’un poids « idéal » (mesuré par la formule de Lorenz) susceptible de prédire une espérance de vie maximale. Mais, il y a une différence entre ce « poids idéal » et le « poids de forme ». Le poids du cycliste est, le plus souvent, envisagé sous l’angle de la surcharge. Il s’agit alors d’une « maigreur relative », qui est le résultat d’un compromis entre un minimum de tissu graisseux et un taux de force physique optimale. Or, la baisse du taux de graisse corporelle est difficile à maintenir et elle fragilise face aux maladies. On se rappelle Miguel Indurain et ses 6% de masse grasse au départ du Tour de France, alors que la plupart de ses adversaires ne dépassaient pas 7 ou 8%.
En fait, on considère que pour un homme peu actif ce taux est de 15% (pour la femme, il est de 25%). Même en s’entrainant, il existe un taux minimum pour lequel chaque organisme est programmé (patrimoine héréditaire). Vouloir enfreindre cette loi physiologique conduit à l’échec.
Maigreur et excès de poids
La société actuelle nous soumet à l’injonction paradoxale suivante : « il faut consommer plus et grossir moins ». Et, la norme s’affiche sur tous les écrans. Cette « tyrannie de la prise de poids » culmine au moment de l’été, quand il faut se mettre en maillot de bain. En France, le marché de la minceur est évalué à 4 milliards d’euros par an.
A l’opposé, selon l’O.M.S., la maigreur est définie comme un état anormal mesuré par un indice de masse corporelle compris entre 15 et 18,5. Les causes sont à chercher du côté sociologique (famine, pauvreté), psychiatrique (anorexie mentale, dépression), médical (infection grave, tuberculose) ou gériatrique (héréditaire).
Cependant, un phénomène est apparu à la fin du XXème siècle avec la diffusion d’images d’actrices et de mannequins. Les diktats de la maigreur dans le monde de la haute couture ont conduit à des excès cernés par l’amendement à la loi de santé déposé par Olivier Véran en août 2015. La course à la minceur excessive commencée par Twiggy (1960), continuée par Kate Moss (années 80) jusqu’à Angelina Jolie, mène à de sérieux problèmes de santé comme le révèle le livre « Jamais assez maigre, journal d’un top model » écrit par Victoire Maçon-Dauxerre, où elle raconte son histoire. Repérée et engagée par l’agence « Elite » à 18ans (elle pèse alors 58kg pour 1,78m), elle est contrainte de perdre 3cm de tour de taille, pour passer de 58 à 47 kilos. Même si dans ce cas il n’est pas question de performance sportive, il s’agit évidemment d’une instrumentalisation du corps, dont les conséquences seront l’anorexie et une tentative de suicide. Avec un IMC de 14,8, Victoire M.-D., « squelettique » était dans un état de dénutrition et de famine.
Entre maigreur et surpoids, les risques sur la santé des individus sont mesurés par l’Indice de Masse Corporelle (IMC) validé par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Ce pourcentage est obtenu par la formule qui consiste à diviser le poids par la taille au carré. Il ne s’applique pas forcément à tous les adultes, en particulier les sportifs et les seniors.
Cependant, dans la population de coureurs cyclistes que nous avons étudiée, quelques coureurs « flirtent » avec la limite de la maigreur fixée à 18,5 :
- Barguil Warren (Fr. 28 ans) : 17,92
- Jorgensen Matteo (USA. 21 ans) : 18
- Capot Jeremy (Fr. 29 ans) : 18,2
- Affini Edoardo (It. 24 ans) : 18,2
- Carthy Hugh (G.B. 26 ans) : 18,5
- Haigh Jack (Aust. 27 ans) : 18,5
- Geniets Kevin (Lux. 23 ans) : 18,8
Romain Bardet (Fr. 30 ans). Echappe de peu à cette limite : 19,2.
Le rapport poids/puissance
En partie grâce à l’invention des capteurs et autre transmission sans fil, le cyclisme est entré depuis les années 1980 dans l’ «hyper-mesure ». Cela a commencé avec la vitesse (instantanée, maximale, moyenne, donc avec la mesure du temps et de la distance parcourus, mesures autrefois l’apanage des chronométreurs et autres juges-arbitres), puis les compteurs ont été dotés d’un cardiofréquencemétre. Aux tables de développement liées aux braquets employés (peut-être, les premières mesures exactes utilisées par les coureurs et leurs entraineurs) sont venus s’ajouter la fréquence de pédalage, parfois le pourcentage de la pente…
Et, en 1986, Uli Schoberer invente le capteur de puissance pour les cyclistes, le S.R.M. = Schoberer Rad Messtechnik. Cet appareil mesure en Watts la puissance développée par le coureur à partir du pédalier, puis du moyeu de la roue arrière ou dans les pédales.
Lors des premières ascensions de la « Planche des belles filles » (500m à 8,5%.de moyenne) dans les Tour de France 2012 et 2014, les Wiggins, Froome ou Nibali ont développé des puissances autour de 470 à 480 watts (Sport et Vie, n°137). Des chiffres plus exceptionnels ont été relevés chez Joachim Rodriguez lors de la montée du mirador de Ezaro (Tour d’Espagne, 2km à 13,25% de moyenne, un passage à 29%). La puissance qu’il aurait développée serait de 535 W. pendant 7 minutes. Cette « puissance maximale aérobie » (PMA) est au cycliste ce que la « vitesse maximale aérobie » (VMA) est pour le coureur à pied. Dans les deux cas, il s’agirait de la « cylindrée » du coureur et pour J. Rodriguez cela équivaudrait à une VO2max de 95ml/mn/kg. Chiffres exceptionnels que l’on retrouve chez quelques skieurs de fond, voire chez B. Hinault dont la VO2max aurait été mesurée à 90/mn/kg.
Mais, en montée, une partie de la puissance est utilisée pour vaincre la force d’apesanteur. Dans un col, le cycliste A, qui pèse 85 kg et développe une puissance de 450 W., sera en difficulté face au cycliste B, qui pèse 65kg et ne développe que 380 W. D’où l’importance décisive du rapport poids/puissance et l’intérêt du capteur de puissance pour optimiser l’entrainement. Dans l’exemple qui vient d’être cité (www.incept-sport.fr), il peut être tentant de considérer que le cycliste A doit perdre du poids. Mais, cette perte de poids peut être néfaste si elle conduit à la fonte des tissus maigres (les muscles). L’autre possibilité est d’augmenter la puissance, mais cela rencontre certaines limites (pour Vayer, 440 W. serait une limite).
Sur la piste, les sprinters (souvent 80 kg voire plus) ont une puissance élevée (1700-1800 W.), mais une endurance moindre. Cette puissance tombe à 360-400 W. au bout de 60 minutes, alors que le coureur endurant (70 kg/1000W) est encore à 420-500 W. sur la même durée. On se souvient de Florian Rousseau, avouant avec un brin de modestie (mêlée d’humour) sa « difficulté » à passer un pont d’autoroute. En effet, la masse musculaire, synonyme de gain de puissance, pèse son poids.
Dans un article intitulé « Les petites reines anorexiques », la revue « Sport et Vie » (n°137, 2013) entreprend de dénoncer cette tentation à laquelle cèdent beaucoup de passionnés seniors du cyclisme : un vélo à la mode (carbone) pour compenser mon embonpoint. Or, « le poids d’un vélo n’intervient que dans les côtes et les phases d’accélération ». Et, « pour avancer en cyclisme et passer les bosses, il faut perdre du gras, n’en déplaise aux marchands et constructeurs de cycles ». Ainsi que le suggère ce texte, « ceux qui brillent en montagne affichent des taux de masse grasse extrêmement faibles ». Nous avons, un peu plus haut, donné sept mesures d’I.M.C. qui montrent sept coureurs professionnels proches de la dénutrition (selon les normes de l’O.M.S. qui a pris bien soin de préciser que les sportifs…).
Cependant, même si le poids ne joue guère sur le plat, Isaac Newton est rappelé au sujet de la bicyclette (dont il n’a pas eu connaissance…), car sa deuxième loi énonce que « la force que l’on doit appliquer pour mouvoir un objet est d’autant plus élevée que sa masse est importante ». Depuis la fixation de normes par l’UCI et l’invasion du carbone, les gains de poids du vélo sont de plus en plus limités : on pense avec nostalgie à ces travaux d’orfèvre qui ont, dans les années. 1970-1980, percé les pédaliers, les dérailleurs, les cocottes de frein (pardon ! les étriers) …
Alors, il s’agit bien désormais de la corpulence du coureur, seulement. A la poursuite du gain ultime – celui qui fera gagner – on « mesure » le poids de la jambe et du pied et son impact dans l’économie de la rotation (autour de 100 rpm.). Tourner les jambes – cela fait longtemps qu’on en parle – oui, mais à moindres frais. Les « socquettes » (chaussettes ?) doivent être de plus en plus légères. Tout se passe comme si l’amaigrissement du cycliste avait désormais plus d’impact sur la performance que le travail sur sa monture. Après le SCx et la surface exposée, on recherche une plus grande légèreté des masses en mouvement.
Trois exemples montrant la relation entre la taille et le poids (calculés en moyenne sur les dix premiers classés) et le type de parcours.
Maigrir, oui, mais comment ?
Après toutes ces mesures, nous voici maintenant confrontés à une sorte de dilemme : comment brûler les graisses sans perdre du muscle ?
C’est ainsi que fleurissent de nouvelles pratiques, au premier rang desquelles : « s’entrainer à jeun » ou le régime « low carb » (supprimer quasiment tous les sucres). Les modalités de l’entrainement sont elles-mêmes analysées. Outre la tendance générale à l’augmentation des charges d’entrainement, comment concilier ces charges avec l’atteinte d’objectifs pour lesquels la fatigue doit être effacée au bénéfice du tonus, de « refaire du jus » ?
A l’effort nos cellules, pour produire de l’énergie, « brûlent » des « carburants », mais ceux-ci varient selon l’intensité du travail fourni. Ainsi, lorsque la cadence s’accélère, la consommation des glucides augmente et, parallèlement, pour une intensité très élevée, la consommation de lipides devient nulle. En revient-on aux « heures de selle » avec des séances longues à faible intensité ? Il semblerait que l’EPI (entrainement par intervalles) donne de meilleurs résultats que l’entrainement continu. Il aurait aussi l’avantage de réduire l’appétit…
Encore s’agit-il ici de tentatives -à peu près raisonnables- pour contourner l’obstacle. Dans ce texte, notre intention était de mettre en évidence l’injustice qui consiste à nier le handicap du poids dans certaines compétitions cyclistes et d’en critiquer les conséquences matérialisées par la vision de coureurs qui n’ont que la peau sur les os (des mannequins la fourrure en moins). Pourquoi des coureurs comme Van Looy ou Boonen ne peuvent pas gagner le Tour de France ? et Peter Sagan, pourtant triple champion du monde…?
Il s’est agi aussi de considérer les aventures du couple infernal constitué par la science (chiffres, calculs, formules) et la recherche de la performance. Ou de souffrir à l’énoncé de ce type de verdict : le « petit gros » au rugby et le « grand maigre » au basket !
Essayons de réfléchir à partir de cet exemple emprunté au patinage sur glace est-allemand (encore ? toujours les mêmes… et, aujourd’hui en 2020 ?). Il s’agit d’une jeune fille ayant choisi le patinage artistique. Lorsque ses productions commencent à révéler qu’il lui sera impossible d’atteindre le haut-niveau (l’adolescente est déjà très grande et la hauteur du centre de gravité est une mesure déterminante), on lui propose de s’orienter vers le patinage de vitesse ou d’endurance. Peut-on ignorer -s’il s’agit bien d’un choix lié à une attirance pour cette discipline- le « travail de deuil » que cela engendre ? Pour une transformation réussie ?
Montage photographique présent sur le site d'A. Vayer, "Chronowatts.com", qui montre le "Kényan blanc'"à gauche lors de sa 1ère participation au Tour de France en 2008 (81ème) et, à droite, scotchant son dossard (le n°1) sur le maillot jaune du vainqueur du Tour ( 2013-2015-2016-2017)
A partir des années 1970, sous l’effet de la comparaison avec les modèles étatiques (l’URSS et la RDA) ont commencé à s’ériger les « tours » de ce que la langue allemande désigne par « Sportwissenchaft » (science du sport). Le traitement scientifique des spécialités sportives s’est opéré dans la direction de la « Spitzenleistung » et, en France, s’est produit -selon Sébastien Fleuriel-
« l’invention du sport de haut-niveau ». Mais, la logique propre à la maxime « Citius, Altius, Fortius »
a été débordée par les paroles du baron de Coubertin : « Je rebronzerai une jeunesse veule et confinée par le sport, ses risques et ses excès ».
La science, ses chiffres, ses mesures et ses formules, c’est aussi le laboratoire et l’expérimentation.
Est-ce bien en 2007 et en Californie que Ronald Evans, professeur de génétique travaillant sur l’obésité, découvre cette molécule nommée « acadésine ». Et, qu’il mène cette expérience dans laquelle des rats sont ainsi rendus plus résistants (+44%) que leurs congénères nourris au gruyère.
Cette substance est naturellement présente dans le corps sous la forme des « corps cétoniques », lesquels sont produits par le foie lors d’un jeune quand le corps a utilisé ses réserves en glucides et qu’il commence à brûler des graisses.
La molécule est interdite dans les traitements médicaux, prohibée par l’A.M.A. et refusée par le M.P.C.C. Une revue américaine « Cell » révèle sa présence dans le sport au moment des J.O. de Pékin en 2008. Industriellement, des « cétones artificiels » ont été fabriqués, mais le produit est cher (3,63€ le gramme) et dévastateur (cœur, cerveau, foie, peau).
Nous ne souhaitons pas empiéter sur le sujet du dopage -qui n’est pas spécifique au cyclisme- (cf. « chronoswatts.com ») et ceci, non pas peur ou par hypocrisie. Nous voulons seulement montrer qu’avant que le (ou les) coureur(s) n’utilise ces produits, il y a déjà des fabricants et des commerçants qui sont prêts à intervenir. En l’occurrence résoudre la « quadrature du cercle » (brûler des graisses sans perdre du muscle) voire à aller au-devant de la demande (ajouter une autre molécule comme la GW. 50 15 16, par exemple). Pour résoudre aussi le problème posé aux coureurs à gabarit d’athlète lors de l’ascension des cols ou de l’arrivée en altitude.
Cela peut paraître naïf voire stupide, mais dans une étape du Tour et dans la montée d’un col, lorsque la camera parfois s’attarde sur des coureurs comme S. Bennett, P. Sagan, C. Ewan, mais aussi n’importe quel autre en difficulté ou « lâché », je ne peux m’empêcher de dire à ma compagne : « tu vois ce gars, c’est un très bon coureur, un coureur professionnel… »
Dans ma mémoire se dresse alors Louis Octave Lapize, dit « le frisé », mort pour la France le 14 juillet 1917 à 29 ans, lequel dans le Tour de France 1910 qu’il va gagner et qui passe pour la première fois par les cols pyrénéens, fait au sommet de l’Aubisque cette déclaration à Charles Ravaud, journaliste à « L’Auto » (journal organisateur) : « Vous êtes des criminels, vous entendez, des criminels ! On ne demande pas à des hommes de faire un effort pareil ! »…
Les courses cyclistes actuelles sont nées d’une surenchère : les courses par étapes après les ville-à-ville (le Tour de France en 1903 après Bordeaux-Paris et Paris-Brest-Paris en 1891). Le Tour de France, lui-même, a « jailli » d’un conflit entre eux organes de presse rivaux (Le Vélo et l’Auto-Vélo).
Au début, il n’y avait pas de col à franchir et le dérailleur (inventé dans le cercle de Paul de Vivie – alias Velocio- pour ses fidèles cyclotouristes des monts du Forez) n’a été autorisé dans le Tour qu’à partir de 1937.
Conclure… à n’en plus finir
« Et puis, on a commencé à évoquer d’autres coureurs et j’ai parlé de Pierrot que j’avais vu la veille, et sa maigreur. Et j’ai dit, un peu pour faire le malin, parce que je n’ai rien d’un journaliste d’investigation ou d’un détective en trench froissé, pipe à la bouche : « Pour moi, le prochain scandale qui guette le vélo, ce n’est pas le dopage, c’est l’anorexie. »
« Equipiers », Gregory Nicolas (Hugo Poche, 2020)
Le soir tombe déjà sur l’Alto de l’Angliru, coureur couvre-toi, ne prend pas froid !
Hugh Carthy vient de remporter sur ce sommet la 12ème étape de la Vuelta. Quand la camera le saisit en danseuse sur l’asphalte avec en contrebas quelques banderoles publicitaires et, peut-être quelques têtes suiveuses, nous découvrons sa silhouette à peine moins filiforme que le cadre de son vélo. C’est la première fois que, de face, je vois aussi bien la tige de selle. L’homme est grand (1,93m), mais il est maigre (selon ses mensurations communiquées par son équipe son I.M.C.serait de 18,52…). Commentateur sur Eurosport 1, Jacky Durand laisse échapper cette remarque : « les grimpeurs sont désormais des hommes de grande taille ». Lui, qui a souffert sur cette pente avec un braquet mal adapté, aurait-il pu devenir un grimpeur en perdant des kilos ?
De Sormano à l'Angliru en passant par la Planche des Belles Filles, le culte de l'ascension rassemble ses fidèles, surtout des Colombiens.
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