Robert HÜE (1894-1958), l'inventeur du Parc des Sports
(ce texte a fait l'objet d'une publication dans le n° 80 de la revue "Empreintes" - publiée par "La mémoire de Bordeaux métropole" en juin 2017)
Un homme auquel ses blessures de guerre interdisaient la pratique sportive est l’inventeur du Parc des sports .
Le sport, tel qu’il s’est développé dans notre société , est un phénomène vieux d’à peine 150 ans. Et encore !
En 1878, des adeptes bordelais de ce que l’on appelle alors la « vélocipédie » fondent le Véloce Club Bordelais. « Bordeaux est (alors) l’un des grands foyers du cyclisme français avec Angers et Grenoble » (Belliard, 1934). Entre 1867 et 1870, les premières courses sont organisées, qui détournent la bicyclette de sa fonction utilitaire (Kobayashi, 1993). Sous l’influence de Maurice Martin, auteur de l’expression « la Côte d’argent » et pionnier du « cyclotourisme », les dirigeants du VCB lancent le premier Bordeaux-Paris à vélo en mai 1891.
Le Stade bordelais, fondé en 1889, est – dix ans plus tard – le premier club non-parisien à remporter le championnat de France de rugby. Le club de football « les Girondins de Bordeaux » est, lui, créé en 1919 et devient champion de France (amateurs) en 1937.
Ainsi, à la fin du siècle, le cyclisme propose le « spectacle sportif » le plus populaire à Bordeaux. Entre 1888 et 1922, il y a sept pistes ou vélodromes, dont le plus célèbre, mondialement reconnu, est le vélodrome du Parc à Caudéran.
. L’idée d’un « Parc des Sports »
Robert Hüe, dont la famille est originaire de Bourg-sur-Gironde, fait des études d’architecture à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris. Passionné par le sport, il a une prédilection pour le cyclisme et noue des relations avec quelques champions de l’époque : François Faber, Emile Engel, Ernest Paul, Charles Deruyter… Il a vingt ans quand éclate la « Grande Guerre ». Et, le 17 avril 1915, face au Bois-le-Prêtre, lors d’un violent assaut, il reçoit plusieurs coups de baïonnettes. Il perd l’usage de sa jambe droite. Il est alors cité par le maréchal Joffre en ces termes : « Très bon caporal au 168ème R.I. 3ème compagnie.. »
Ainsi, à 21 ans, Robert Hüe doit renoncer à sa passion, le sport. Mais, son caractère et sa philosophie lui tracent une nouvelle voie : « faire pratiquer aux autres, le sport que (son) infirmité (lui) interdisait ». Retiré à Bordeaux, il travaille alors dans les services de la Défense nationale et découvre en 1917, chez un lithographe de la rue du Commandant Arnould un projet de parc zoologique sur l’emplacement du parc de Lescure, alors la propriété de la famille Johnston. Ce projet a été dessiné par Cyprien Alfred-Duprat – comme lui, architecte et passionné de sport – qu’il persuade de construire plutôt un « Parc des Sports ».
Il lui faut alors six ou sept ans de lutte pour réunir les conditions nécessaires à la réalisation de ce projet. D’une part, il s’agit de convaincre les sociétés sportives qui ont leur propre stade (comme le Stade Bordelais à Sainte-Germaine) et, d’autre part, lever les fonds nécessaires. Plusieurs personnalités, issues de milieux différents, lui apportent leur concours :
Robert Descas, Fernand Ginestet, Maurice Versein, Henry Frugès, Gustave Chapon, Daniel Guestier, Albert de Luze, Daniel Lawton, Maurice Chaumette, Jacques Maxwell, Fernand Panajou, le marquis du Vivier et le maire Fernand Philippart.
Cette photo - qui nous a été communiquée par le père Vareille - rassemble quelques-uns de ceux qui ont aidé à l'existence d'un Parc des Sports à Bordeaux à partir de 1924, autour de deux grandes personnalités du cyclisme aquitain à ses débuts : à gauche, barbe fleurie et pipe à la main, Maurice Martin, le père de la "Côte d'Argent" et, à droite, canne et légion d'honneur, Robert Hüe, "l'inventeur du Parc des Sports".
. Le projet est réalisé :
Harry Scott Johnston vend dix hectares du domaine de Lescure à la Société immobilière du Parc des Sports, fondée le 8 septembre 1922. La première pierre du Parc des sports est posée par Henry Paté, haut Commissaire aux Sports, le 22 mars 1923. A cette occasion, les discours prononcés témoignent des soucis nouveaux qui montent de la société civile après la première guerre mondiale.
Henry Paté se déclare « heureux de constater que, dans la France entière, le contingent des jeunes gens bons pour le service s’est considérablement accru ». Mais, il ajoute que « le médecin doit être le collaborateur des institutions sportives (…) pour un entraînement « raisonné et méthodique ». Par ailleurs, « le sport est le meilleur moyen de lutter contre l’alcoolisme et le taudis ». Et, surtout, « en 1924, la France doit faire grande figure dans (…) les Olympiades, qui se déroulent à Paris ».
Le préfet de Gironde, M. Arnault, souligne l’esprit de méthode, de généreuse solidarité et les bases scientifiques qui ont présidé à l’organisation du Parc des sports, qui pourra être mis gratuitement à la disposition de tous ceux – ouvriers, employés ou étudiants – désirant s’entraîner soit après le travail, soit pendant les loisirs du samedi après-midi.
Enfin, le haut-commissaire « vante l’esprit démocratique qui a présidé à l’organisation du Parc des sports » et il affirme que « nos dirigeants ont compris que le sport ne doit pas être l’apanage d’une classe quelconque » (La Petite Gironde, 27/3/1923).
. Un « Parc des Sports » populaire :
Paradoxalement, la « Grande Guerre » sert à la diffusion et à la démocratisation de la pratique sportive (« le sport sort des tranchées », Merkel, 2013). Jusque-là, porté par l’anglomanie de l’élite aristocratique française, le sport prend son essor grâce aux lycéens parisiens. Bordeaux, alors peu organisée pour le sport, passe pourtant pour être la « patrie des sports » et le « berceau du cyclisme ».
Le « Parc des Sports » va réunir, en ville, tous les sports dans une même enceinte, au domaine de Lescure, boulevard Antoine Gautier, entouré de lignes de tramway. Il n’a rien à envier à celui de Lyon et se situe immédiatement après le stade de Colombes, construit spécialement pour les Jeux Olympiques de 1924.
L'entrée du Parc des Sports, située au bout de cette petite rue , aujourd'hui encore appelée "avenue Maurice Martin", barrière d'Ornano.
Si l’idée est bien de « réunir dans l’enceinte tout ce qui est utile au développement de l’hygiène et du sport », « c’est la piste cyclable qui commanda le pari architectural » (Le dictionnaire de Bordeaux, Loubatières, 2006). Autrement dit : un vélodrome de 500 m à la corde, dont les plans sont dressés par les architectes soussignés : « Cyprien Alfred-Duprat et Robert Hüe, Bordeaux, novembre 1919 ». Les tribunes construites aux quatre points cardinaux durent aussi s’accommoder de cette piste en béton de sept mètres de large. Les plans ont été repris sur ceux de la piste de Münich et « l’harmonie des courbes, le relevé des virages, les raccordements paraboliques, le grain du ciment » en font la meilleure piste de France et l’une des trois meilleures au monde.
Au centre, il y a un terrain d’honneur, pelouse pour le rugby et pour le football, entourée par une piste d’athlétisme en cendrée de 450 m. sur 7,20m de large. Sont encore prévus : des courts de tennis, une piscine, une salle de culture physique, une autre d’escrime, des vestiaires-douches, un fronton de pelote avec gradins, des stands de tir et, même, un cinéma… D’immenses tribunes et des gradins en béton armé pourront accueillir 25 à 30 000 spectateurs. Robert Hüe en est aussitôt le directeur, secondé par son fidèle, Charles Passet, ancien champion cycliste bordelais.
L’ouverture du « Parc des Sports » se fait le 30 mars 1924, soit un an presque jour pour jour après la pose de la première pierre et donne l’occasion à deux matches de rugby, entre le BEC et le SAB, puis entre le SBUC et le CAB, soit avec les quatre grandes sociétés bordelaises du moment. L’inauguration du vélodrome a lieu le 24 avril 1924 avec courses de ½ fond, de vitesse, de tandems et à l’américaine.
En 1924, déjà, le public de ce match de rugby n'a pas hésité à envahir la piste du vélodrome pour se rapprocher de l'action. Ce n'est pas encore Girondins de Bordeaux-Juventus de Turin (loin de là !), mais sous la direction de R. Hüe (1924-1936) pas moins de 7 finales du championnat de France de rugby se disputeront au Parc des Sports.
. Des taxes abusives :
D’abord directeur, exploitant les installations pour le compte de la « Société anonyme du Parc des sports de Bordeaux-Lescure », Robert Hüe se voit confier l’exploitation pour son propre compte par le Conseil d’administration de cette société. Le 27 mars 1927, un bail signé par D. Guestier, M. Chaumette et D. Lawton le constitue « locataire-exploitant ». Mais, des difficultés financières ne permettent pas la réalisation de tous les travaux, ainsi ceux de la piscine.
A partir de décembre 1926, des échanges épistolaires entre le directeur du Parc des Sports, R. Hüe et le député-maire, A. Marquet, témoignent des contraintes auxquelles le directeur doit faire face. En particulier, R. Hüe demande que soit appliquée aux vélodromes la loi du 13 juillet 1925 portant dégrèvement de 50% des taxes nationales et municipales pour certains établissements de spectacle de province. C’est pour lui « une anomalie incompréhensible » et il demande à son député-maire de lui apporter son concours lors de la discussion de la Loi de Finances à la Chambre. Fin 1927, A. Marquet lui répond qu’il a « le regret de (vous) informer (…) qu’il n’a pas été possible de faire aboutir (vos) revendications (…) le président du Conseil posant la question de confiance ». Robert Hüe s’évertue et interroge gravement : « Que peut-on reprocher aux vélodromes comparativement aux théâtres, cinémas et music-halls ? ». Il écrit à M. le Président du Conseil, R. Poincaré : « Pourquoi, M. le Président, dans une ville comme Bordeaux, où il y a des théâtres, cinémas et music-halls, c’est-à-dire des établissements de 1ère, 2ème et 3ème catégories, suis-je le seul à payer la taxe d’Etat complète ? » et il ajoute : « Il n’y a aucun grief que je sache à faire du sport cycliste. Je me flatte au contraire de donner au public, le goût d’un sport autrement moralisateur que le spectacle de certaines revues de music-halls ».
C'est la piste du vélodrome qui "commanda le pari architectural". Bordeaux, pour longtemps (jusqu'en 1986), sera un foyer du cyclisme sur piste français (avec ses réunions, ses championnats et ses records, les Grands Prix de Bordeaux ou de la République, les épreuves de 1/2 fond avec les fameuses "grosses motos", les "samedis cyclistes" et l'épreuve de la "Médaille"… et, surtout, les arrivées d'étape du Tour de France).
Fin 1929, Robert Hüe, directeur-fondateur du Parc des sports, communique des « renseignements fournis à la demande de M. Pojlanski, adjoint au maire de Bordeaux ». Sont indiqués les recettes nettes, les dépenses, les différents types de spectacles organisés, d’où il ressort que le rugby et le football fournissent un tiers des recettes du stade, que celles du vélodrome sont mises à mal par les épisodes pluvieux qui conduisent à annuler certaines réunions, que l’athlétisme « sport démocratique d’été » ou certaines fêtes populaires ne favorisent pas les mêmes recettes que lors de l’exhibition réussie du Cadre Noir de Saumur.
Le directeur du Parc conclut son rapport en ces termes : « ces propos n’ont qu’une valeur indicative et ne sont en réalité que ceux d’un particulier essayant de faire rendre son maximum à une entreprise écrasée par les charges fiscales ».
. Sauvé des lotisseurs :
Ensuite, les choses se précisent. Le 4 février 1930, R. Hue effectue une demande d’audience auprès d’Adrien Marquet « pour l’affaire du Parc des Sports ». Comme il le raconte plus tard (en 1956) : « début 1930, deux clans s’affrontent au sein du Conseil d’administration : d’un côté, il y a autour de R. Descas et F. Ginestet ceux qui souhaitent démolir pour faire un lotissement et, de l’autre côté, D. Guestier, le marquis du Vivier, M. Chaumette, D. Lawton, R. de Luze et moi-même qui concèdent qu’un lotissement peut être lucratif, mais ne répond nullement à l’idéal que je m’étais fait d’un « Parc des Sports populaire ». Et, R. Hüe l’énonce clairement : « à ce moment, j’entrepris des démarches auprès de la municipalité et de M. Marquet, pour qu’ils se rendent acquéreurs du Parc des Sports ».
Le 19 mai 1930, l’A.G. des actionnaires, avant la dissolution anticipée de la « Société anonyme du Parc des sports de Bordeaux-Lescure », décide de la vente à la ville de Bordeaux, pour une somme de 3 800 000 francs, à effet au 1er juillet 1930.
Par une lettre en date du 4 août 1930, la ville de Bordeaux confie l’exploitation du Parc à Robert Hüe. Il va ainsi continuer jusqu’à la fin de 1934, alors que la municipalité entreprend des travaux de rénovation. En effet, le maire, A. Marquet est en rapports fréquents avec l’architecte Raoul Jourde, lequel a imaginé le nouveau bâtiment de la Régie municipale du gaz et de l’électricité. Celui-ci dépose dès le mois de janvier 1933 un « Avant-projet d’aménagement du Parc des Sports » (Arch. Muni. de Bx., XVI F/79). Le maire désire des travaux rondement conduits, afin de pouvoir accueillir le passage du Tour de France en juillet 1935.
Or, en mai 1935, alors qu’il se trouve à Paris en compagnie d’A. Marquet et d’H. Desgrange (directeur du journal « l’Auto » et du Tour de France), R. Hüe est frappé par « une nouvelle attaque due à (ses) blessures de guerre ». Mettant beaucoup de temps à se rétablir, il offre sa démission à A. Marquet , en 1936. Celui-ci, dans un premier temps, la refuse, mais R. Hüe quitte Bordeaux pour aller se soigner au pays basque, à Ustaritz.
. Un « Stade Robet Hüe » .. ?
Après la « seconde guerre mondiale », il renoue avec le sport cycliste et devient le directeur sportif de l’équipe « Elvish », marque de cycles basée à Pau. Puis, il se retire à Bordeaux dans le quartier du Parc des Sports et, en mars 1956, il rédige un « Petit historique du Stade Municipal de Bordeaux » où, en conclusion, il s’étonne qu’il soit possible de donner le nom d’Adien Marquet à ce stade « parce que la municipalité d’alors, avec l’argent des contribuables, y a apporté des agrandissements et des embellissements », comme si elle en était la créatrice. Et, Robert Hüe ajoute : « ce n’est pas parce que la Municipalité a débaptisé le Parc des Sports pour l’appeler « Stade Municipal », qu’elle en est la créatrice. Si oui, il suffirait à la municipalité actuelle d’apporter des modifications au stade municipal, de le débaptiser et de l’appeler « Parc municipal des sports » pour lui donner le nom de Chaban-Delmas ».
Robert Hüe décède à Bordeaux, le jeudi 23 novembre 1958.
N.B./ Ici, dans "Dossiers", nous avions publié le 03/10/2011 un premier article sur R. HÜE et la piste de Lescure. Ce deuxième texte bénéficie d'une documentation approfondie par Yves Baillot d'Estivaux (Mémoire de Bordeaux) et d'un entretien mené en sa compagnie avec le père Christian Vareille, apparenté à Robert Hüe par son arrière-grand-mére et lui-même petit-fils de Charles Lanusse, champion d'Europe de vitesse 1920 sur le vélodrome du Parc, à Caudéran.
Outre la réalisation du "Parc des Sports", R. Hüe a joué un rôle important dans le cyclisme régional. D'abord comme directeur du vélodrome, il a été l'instigateur d'une épreuve de détection des futurs "sprinters", sur le modèle parisien d'origine, la "Médaille". Laquelle révéla, entre autres, Guy Lapébie, André Darrigade, Maurice Verdeun...
Il fut, par ailleurs, le fondateur et le "mécène" du "Centre d'entraînement du Sud-Ouest" avec Cyrille Abadie et Robert Reboul, en 1932.
Ce souci d'un "accompagnement" du futur champion s'appuie sur une relation sincère et suivie avec les frères Lapébie ( Roger, l'aîné vainqueur du Tour de France 1937 et Guy, le cadet, vainqueur de plusieurs Six Jours en France et en Europe, dont les parents habitaient "la Médoquine"), comme le montrent les lettres publiées dans "Dossiers".
Enfin, lors de son séjour dans les Pyrénées-Atlantiques, R. Hüe fut le directeur sportif de l'équipe "Elvish", laquelle comptait dans ses rangs, en 1950, entre autres : M. Bertrand, A. Dolhats, A. Lesca...
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