Maurice MARTIN (1861-1941)
« Au délicat poète, chantre des Landes, parrain de la Côte d’Argent
et précurseur du tourisme, Maurice Martin (1861-1941) qui fut un
grand ami de la bicyclette, tour à tour coureur, cyclotouriste, orga-
-nisateur, journaliste, créateur de Bordeaux-Paris et du comité directeur
de l’U.V.F. Hommage de la F.F.C., de son comité de Guyenne et de ses
sociétés landaises ».
( texte gravé sur la plaque commémorative scellée sur le mur extérieur du CasinoSporting d’Hossegor, le 26 juillet 1953…)
C’est un Canadien qui nous le fait remarquer, Ken Dobb de Toronto, lequel a écrit sur « les origines de la randonnée cycliste », quand il relève qu’en 1953, lors du mémorial dressé en l’honneur de Maurice Martin à Hossegor, c’est Achille Joinard, alors président de la F.F.C., qui représente le cyclisme français, mieux, le cyclisme de compétition.
Mais, qui est donc Maurice Martin ?
Près de 150 ans après les débuts de la vélocipèdie se souvient-on encore du « jeune homme de bonne famille » passionné par ce nouvel engin, le vélo, avec lequel il entreprend de nombreux voyages et qui fonde avec ses amis le « Véloce Club Bordelais » à la fin des années 1870. Ce sont « les premiers temps des véloce-clubs » (Alex Poyer, 2003), dont la date de naissance pourrait être 1867. Et, Keizo Kobayashi, qui présente en 1990 à l’Ecole pratique des hautes études une thèse sur « l’histoire du vélocipède de Drais à Michaux (1817-1870)", estime à « au moins 270 » le nombre de courses de vélocipèdes organisées en France de 1867 à 1870. L’apogée – semble-t-il – serait le 15 août 1869.
Or, à cette époque, on ne connaît pas encore la « bicyclette ». D’ailleurs, on s’en dispute l’invention entre Anglais et Français : qui, de JK. Starley et son « Rover Safety » en 1884 ou de Juzan et sa très belle machine (dessinée par Larsonneur) établissant le record des 100 km. en 1885 (pour lequel M. Martin écrit : « J’y étais ») en est le véritable inventeur ?
Toujours est-il que l’on court déjà sur tricycles ou sur Grand Bi et qu’à partir de 1890, ce sera désormais sur bicyclette, quasi-définitivement. A ce moment, le Véloce Club Bordelais compte 400 membres, ce qui en fait « le plus important de France » (A. Rivolla, « le petit braquet »).
En 1929, M. Martin se voit décerner "la très convoitée médaille d'or de l'éducation physique" (JP. Callède) et "l'Athlète moderne" le montre ici en photo avec ses compagnons du voyage qu'ils ont fait en Provence en 1896 : Lemoine à gauche, Martin au centre, Mailhotte à droite.
. « Voyage de Bordeaux à Paris par trois vélocipédistes » (1889)
En juillet 1890, G. Tissandier publie dans le journal « La Nature » un article intitulé « La Vélocipédie », qui constate « l’extension considérable » de cette pratique. Pourtant, « de tous les sports, c’est peut-être celui qui a eu le plus à lutter contre le préjugé ». Cependant, « la vélocipédie est défendue par de nombreux journaux spéciaux » (35) et « plus de cent sociétés existent déjà en France. Beaucoup d’entre elles sont (…) fédérées sous le drapeau commun de l’Union Vélocipédique de France créée en 1881 »(U.V.F.).
Dans ce contexte, G. Tissandier rapporte la lecture qu’il vient de faire d’un « ouvrage fort curieux ». Le livre en question est « dû à la plume de M. Maurice Martin, rédacteur au « Veloce-Sport » (et) publié par ce journal ». Il s’agit du récit du voyage qu’ont effectué au mois d’août précédent trois cyclistes connus du monde vélocipédique : M.M. Georges Thomas, alors président de l’UVF, Oscar Mailhotte et Maurice Martin du Véloce Club Bordelais. L’ouvrage « rempli de conseils et d’idées pratiques » est aussi un plaidoyer pour ce nouvel « art essentiellement fortifiant, qui développe les muscles et l’énergie physique ». Le projet touristique est cependant très présent, mais il ne doit pas voiler cette dimension expérimentale qui lui est associée : « les appareils contemporains permettent aujourd’hui de parcourir des distances extraordinaires et de gravir des rampes très accentuées réputées jadis infranchissables ». Rappelons : nous sommes à la fin du XIX ème siècle, l’automobile n’existe pas encore vraiment et les trois « touristes » chevauchent des tricycles.
L’itinéraire emprunté ne va pas directement de Bordeaux à Paris, il est donc plus long : 720 km. au lieu de 557. Les « trois touristes vélocipédistes » quittent Bordeaux le 24 août 1889, accomplissent 81 km et couchent à Chalais. Le deuxième jour, partis de Chalais tôt le matin, ils sont à Angoulême à midi, puis ils dînent et couchent à Ruffec, après 95 km. Le lundi 26 août, passant par Poitiers, ils atteignent le soir Chatellerault, ayant parcouru 104 km. Le lendemain, ils gagnent Tours puis Amboise par Vouvray et font 95 km. Aux départements traversés, aux distances parcourues s’ajoutent lors de cette 5ème étape le côté strictement touristique de la route des châteaux qu’il visitent (Chaumont, Blois, Beauregard, Cheverny, Chambord), soit 96 km. Ensuite, ils vont de Beaugency à Orléans et Pithiviers (78,5 km) et le septième jour direction Fontainebleau et Melun (92 km.). Le dernier jour (le 31 août), ils quittent Melun à 6 heures et demi du matin, traversent Corbeil, visitent Versailles et arrivent à Paris, le soir. Le voyage a duré 7 jours et trois heures trente minutes.
Ce premier « Bordeaux-Paris » n’est pas présenté comme « un exploit vélocipédique », mais plutôt comme accessible à « des cyclistes de force moyenne entraînés pour la route ». « On peut vélocer à raison de 150, 200 et même 250 kilomètres par jour, si l’on est très bien entraîné et vélocipédiste éprouvé ».
Sans doute convient-il de recadrer « l’expérience » face à quelques évidences :
- le tourisme n’est pas l’affaire de tout le monde, que ce soit en termes financiers ou de temps de loisir ;
- la machine, le vélocipéde, ici le tricycle, bientôt la bicyclette ne sont pas accessibles au plus grand nombre ;
En conséquence, les pratiquants se recrutent dans les couches de la population qui ont ces moyens. D’ailleurs, il en est ainsi de la plupart des pratiques sportives. Le sport moderne, dont le creuset a été la civilisation et la culture anglaises, peut être considéré selon l’historien britannique Richard Holt comme « la manière de préserver le rang de son propre groupe social dans un nouveau monde démocratique ».
Il n’en reste pas moins que, déjà, existent des courses de vélocipédes (cf. Kobayashi, depuis 1867), mais – outre la diversité des machines (vélocipèdes, Grand Bi, tricycles…) – les modalités des épreuves, souvent inspirées du monde du cheval (le vélodrome comme l’hippodrome), n’ont pas encore pris en compte les grandes distances. Il y a même des courses de lenteur !
Certes, James Moore a gagné Paris-Rouen en 1869 et démontré, à Grand Bi, que « le bicycle autorise à parcourir des distances considérables » (Wikipedia). Cependant, pour quelque temps encore, « la piste devance la route » (pour plagier la formule de Serge Laget).
Pourtant, c’est cette expérience du « voyage de Bordeaux à Paris par trois vélocipédistes » qui va servir de modèle à la création de la course Bordeaux-Paris, dont la première édition date de mai 1891 et va figer Maurice Martin dans le rôle du « starter ».
Inamovible starter de Bordeaux-Paris, il n'échappe pas à la caricature, ici en compagnie de quelques "cracks" : Trousselier, Alavoine, Lapize, Crupeland, Petit-Breton, Emile Georget, sous le crayon de L. Téchary.
. La 1ère course de Bordeaux-Paris :
Avant ce voyage entre Bordeaux et Paris effectué par ces trois touristes vélocipédistes,
Maurice Martin avait, l’année précédente en 1888, réalisé en compagnie de quelques membres du « B.V.C. » le trajet Bordeaux-Genève.
En 1885, naît l’hebdomadaire « le Veloce-Sport », qui est d’abord l’organe du « BVC » sous l’autorité de Pierre Rousset. Début 1886, on peut y lire : « Maurice Martin, secrétaire général, n’a plus sa réputation à faire. Chacun sait que M. Martin possède les sympathies de tous. Sportsman modeste, orateur dans toute l’acception du mot, il a mis de tout temps au service de la vélocipédie tout ce dont son activité était capable. Ecrivain soigneux, nous avons eu le bonheur de publier sous son nom et sous son pseudonyme « Nitram » quelques lignes de lui. »
Emile Jegher, son ami, est le trésorier du club.
Mais, tous ces gens sont avant tout des « vélocipédistes ». Pierre Rousset, le président du VCB, dit « le père Rousset », est un grand sportif, adepte de la course à pied, il est monté pour la première fois sur un vélocipède à l’âge de 48 ans. On lui prête la formule : « la vélocipédie rajeunit et conserve ! » et il le prouve : le 27/6/1885, il parcourt 354 km. en 24 heures et… 400 km. en 28 h 1’. Cet « infatigable vétéran », ce « recordman grand-père » montre ce qu’un homme est capable de faire sur un véloce.
Dans les colonnes du « Veloce-Sport », Maurice Martin rapporte les performances réalisées lors des championnats de fond du « VCB », disputés à partir de 1885 sur une distance de 100 km. sur route. G. Laulan est champion 1886 de bicycle en effectuant les 100 km. en 4h 4’ et Louis Loste est champion de tricycle en réalisant 4h 52’ sur le même parcours. En 1889, Maurice Martin, qui a déjà couru quelques fois sur la piste, échoue dans sa tentative contre le record des 100 km. Cependant, il réalise un temps de 4h 32’ en utilisant un tricycle de 23 kg. équipé de pneus caotchouc plein sur le parcours : 4 Pavillons-Montpon-Libourne…
En Grande-Bretagne, dont l’industrie du cycle n’a pas été ralentie comme en France par la guerre de 1870, quelques publications attestent de cet intérêt nouveau pour les longs déplacements :
- en 1886, Lyman Hotchkiss publie « Dix mille miles sur une bicyclette » ;
- en 1887, l’Américain Thomas Stevens publie à son tour « Around the world on a Bicycle ».
En avril 1886, H.O. Duncan, qui est délégué pour la France de la marque « Rudge », effectue en compagnie de Vidal (membre du VCB) le trajet Montpellier-Paris en 6 jours. C’est l’occasion pour lui de montrer le « Rover Safety » (notamment à Saint-Etienne à un certain Gauthier), machine que les Anglais auront tôt fait d’appeler « The bicyclette ».
En juillet 1889, M Martin, qui siège au comité exécutif de l’U.V.F., fait cette proposition au congrés : «l’Union délivrera chaque année un brevet de vélocipédiste à tout veloceman ayant couvert 100 km. sur route dans un délai maximum de 6 heures en bicycle, en bicyclette, en tricycle ». Cette proposition est assez violemment combattue par quelques congressistes. Or, dans les pages du « Veloce Sport », M. Martin avait déjà exposé quelques critiques. Par exemple, il y regrettait que le calendrier de l’UVF soit dominé par les courses pour amateurs. Il y avait alors 500 coureurs licenciés pour 25000 à 30000 cyclistes en France.
D’où l’idée de proposer une nouvelle catégorie d’événements et la conception du brevet, sorte de « bachot vélocipédiste ». A ce sujet, il nous est agréable de citer ce passage relevé dans une biographie consacrée à Jean-Alban Bergonié (1857-1925), médecin militaire (par Blanquet-Horm-Plessis, Histoire des sciences médicales, 1993) : « … personnalité à multiples facettes, personnage « hors structure » (…) il n’hésite pas, à la page 11 de son exposé des « Titres et Travaux scientifiques » à inscrire une rubrique « épreuves sportives » avec un diplôme de l’Union Vélocipédique de France » pour un record sur route des 50 km. obtenu en 1893 ».
Radiologue, le Pr. Bergonié (mort victime de la science le 2/1/1925) a donné son nom au Centre du traitement du cancer de Bordeaux.
Ken Dobb démontre parfaitement que M. Martin plaide pour un « tourisme rapide » voire un « tourisme sportif ». Par cette phrase en langue anglaise, K. Dobb désigne les gens que Martin opposent : d’un côté, il y a les « racers who saw nothing of the country side » (en français, les « mangeurs de route ») et, de l’autre, ceux qui sont dans le « sight-seing » (les touristes). Le voyage entre Bordeaux et Paris en 1889 a fait la démonstration de ce « tourisme rapide ». Martin persuade l’exécutif de l’UVF de créer un brevet de 500 km., qui consiste en 5 jours à 100 km. quotidiens.
Aujourd’hui, alors que se multiplient les disciplines ou les pratiques différentes du vélo, nous sommes habitués à l’opposition classique « coureurs cyclistes- cyclotouristes ». Opposition qui favorise l’échange de quolibets entre pratiquants, depuis que sont apparus les « cyclosportifs » et que l’avenir nous annonce les « gravelistes »…
Cependant, en 1890, un groupe de vélocipédistes a créé le « Touring Club de France ». A la tête de ce groupement se trouve le chef de file de « l’école stéphanoise », Paul de Vivie, alias Velocio, qui dirige la revue « Le Cycliste », lequel déclare fermement : « le sport et le tourisme ne sont pas obligés d’aller ensemble ». Parmi les fondateurs français du T.C.F. qui souhaitent le développement de la bicyclette comme loisir accessible au plus grand nombre, on relève encore le nom de Marcel Violette, qui sera bientôt le rédacteur en chef de « La vie au grand air ». Côté Outre-Manche, il existe également une organisation dénommée « Cyclists Touring Club ».
Néanmoins, Bordeaux-Paris, la « Martin’s randonnée » (K. Dobb) se met en place. Les organisateurs (Jiel-Laval, le « père Rousset », Fernand Panajou, Gaston Cornié, Théophile Léveilley et Maurice Martin), soit le Véloce club Bordelais soutenu par le Véloce Sport, souhaitent 5 étapes de 100 km. sur 5 jours. Leur but est, d’abord, de « donner un définitif croc-en-jambe au préjugé stupide ». Pour toutes ces raisons, les cyclistes professionnels français ont été exclus, ainsi Charles Terront.
Or, « ce sont les Anglais qui ont transformé la randonnée en une course » (K. Dobb). En Grande-Bretagne, on s’intéressait déjà à l’établissement de records entre deux points établis.
L’épreuve la plus connue consistait à relier John O’Groats à Lands End, soit d’un bout à l’autre de l’île. En 1888, la « British National Union Cycling » interdit les courses en plein air. Les cyclistes désireux de continuer sur la route se regroupent en une nouvelle association « Association Roads Record », laquelle organise désormais des « événements chronométrés sur ville à ville ». Pour cette raison, la pratique anglaise du cyclisme sur route se différencie longtemps des autres nations européennes. Bradley Wiggins, le premier vainqueur anglais du Tour de France (en 2012) est d’ailleurs un « pistard » reconverti à la « route ».
5 heures du matin, place du Pont à La Bastide, départ du 1er Bordeaux-Paris, les 28 concurrents sont prêts à prendre le départ. C'est un public de connaisseurs, parmi lesquels se trouve le Dr. Philipe Tissié (médecin du Veloce Club Bordelais), mais aussi parmi les entraîneurs certains Georges Cassignard et Charles Terront. (Merci à Francis Gonzalez)
Le 23 mai 1891, le Londonien Paul Hardy et le Bordelais Maurice Martin donnent le départ à 5 heures du matin, place du Pont à La Bastide. 28 participants s’élancent sur l’avenue Thiers.
D’ores et déjà, deux circonstances particulières doivent être signalées :
- en 1891, la bicyclette a acquis sa version quasi-définitive : deux roues de même diamètre, entraînement de la roue arrière par pédalier, chaîne et pignon. Le pneumatique démontable sera mis au point par Michelin, cette année-là ;
- les routes de France ne connaissent pas encore l’automobile (le 1er Paris-Bordeaux automobiles sera couru 4 ans plus tard).
Alors, Ken Dobb peut écrire : « Bordeaux-Paris, la première course sur route longue distance à l’ère du vélo de sécurité ».
Le dimanche matin 24 mai 1891, soit après un peu plus de deux tours de cadran, l’Anglais George-Pilkington Mills débouche sur le boulevard Maillot et devient le premier vainqueur de Bordeaux-Paris. Il a parcouru 589 km. en 26h 34’ 57’’, dans la boue et sous la pluie et sans arrêt appréciable (moyenne : 21, 816 km/h).
Le classement donne ensuite :
2. Holbein (GB) 27h 50’ 3. Edge (GB) 30h 13’ 4. Bates (GB) 30h 13’ 5. Jiel-Laval (Bordeaux) 32h 15’ 6. Coullibeuf (Vendôme) 35h 18’…
On compte 19 arrivées dans un délai de 4 jours. Le « père Rousset » (56 ans) se classe 15ème en 62h 35’ 16’’. Avec Exben (également de Bordeaux, 18 ème en 81h 24’ 19’’), ils sont les deux seuls tricycles, les autres sont sur des bicyclettes (dont quelques-unes à caotchouc creux). Sur les 5 Anglais présents au départ, on en retrouve 4 aux quatre premières places !
La délègation anglaise : 5 concurrents, dont 4 aux quatre premières places...
Chez lui, le gagnant, G.P. Mills est déjà recordman de St. John O’Groats-Lands End en 5 jours et 1 h 45’ sur tricycle. Son compatriote Holbein, le grand favori (classé 2ème) s’était déclaré prêt à effectuer le trajet en 27 heures…
Les organisateurs ont voulu une course internationale, mais ils l’ont interdite aux professionnels. Les quatre coureurs anglais classés aux quatre premières places, qualifiés d’amateurs, sont en réalité de véritables professionnels payés et entraînés par des maisons de commerce. Didier Rapaud (Le temps de la vélocipédie – 1876-1892) cite « Touchatout Junior » qui, dans « le Vélocipède illustré » lance la polémique : « La course Bordeaux-Paris n’a été qu’une absurde fumisterie ! (…) Des amateurs Mills, Holbein, Edge et Bates, il ne faudrait pas nous la faire ! Des amateurs, ces coureurs ayant à leur solde des entraîneurs à côte que veux-tu ! Des relais de machines dans toutes les villes ! »
"The Dunlop Pneumatic", la publicité déjà ! Le premier vainqueur, George Pilkington Mills était sur "pneus Dunlop". Extrait de "Les géants de la route", V. Breyer et R. Coquelle, Paris - 1899 (Merci à Yves Baillot d'Estivaux)
Et si, un peu plus tard, Maurice Martin peut déclarer : « Bordeaux-Paris 1891 fut l’énergique coup de clairon qui sonna la charge du Paris-Brest-Paris dont le retentissement devait être si grand, trois mois plus tard », il est clair que l’événement a dépassé les intentions des organisateurs. A la place du « tourisme sportif amateur », Bordeaux-Paris deviendra une course majeure du calendrier sur route des professionnels (jusqu’en 1988).
« Dix-sept jours après le succès de Mills dans Bordeaux-Paris, conscient de la formidable caisse de résonance du « Petit Journal » (à l’époque plus d’un million de lecteurs), Jean-Sans-Terre alias Pierre Giffard annonce le jeudi 11 juin 1891, la création d’une autre épreuve grandiose, Paris-Brest-Paris soit 1200 km. » (D. Rapaud, ibid.). Bien que Giffard ait déjà prophétisé « la bicyclette (comme) bienfait social », le but recherché est de « frapper l’imagination des masses ». Cela sera la source de nouveaux enjeux, quand s’opposent, sur fond d’affaire Dreyfus, deux feuilles imprimées : le « Vélo » (Giffard) et « l’Auto-Vélo » (Desgrange), lesquelles iront jusqu’au procès, alors que s’invente le « Tour de France » (1903).
. Dirigeant et journaliste sportif :
Après de « brillantes études » à l’Ecole supérieure de commerce et d’industrie de Bordeaux, le jeune Maurice Martin, qui a obtenu une bourse de voyage, passe un an en Angleterre où il effectue un stage dans une grande maison de commerce (E. Gildard, « Maurice Martin, l’homme de la Côte d’Argent », 2005). Comme Paschal Grousset, comme de Coubertin, Gérard de Saint-Clair ou, encore, Hippolyte Taine, il est impressionné par l’éducation et la culture britanniques. Au cœur de la révolution industrielle, il est aussi attiré par ce nouvel objet technique qu’est le cycle, Grand Bi ou tricycle. De là vient son intérêt pour le sport en général : rugby, aviron, course à pied, aussi.
Mais, à Bordeaux, la naissance d’une « sociabilité sportive » se manifeste par la création en 1878 du « Véloce Club Bordelais », prolongé ensuite par la parution de l’hebdomadaire « le Véloce Sport », organe de la vélocipédie française, dont le premier numéro paraît en mars 1885. Dès lors, Maurice Martin est le secrétaire du Véloce Club et il signe des articles dans le « Véloce Sport ». En 1881, à Paris, s’est mis en place l’Union Vélocipédique de France (U.V.F.), dont le « Véloce Sport » devient l’organe officiel en 1888.
En 1889, la « trinité vélocipédique » constituée par E. Jegher, P. Rousseau et M. Martin devient propriétaire du journal, qui lui est cédé par M. Lanneluc-Sanson.
Puis, il y a ce « coup de clairon » que donne l’organisation du 1er Bordeaux-Paris, soutenue par le club et le journal bordelais, épreuve dont on sait qu’elle a dépassé les intentions de ses promoteurs. Cependant, Maurice Martin est un « veloceman touriste » qui, en vingt ans, aura parcouru l’équivalent de 130 000 km. sur son tricycle. Très tôt, il a pris l’habitude de mettre par écrit ses récits de voyage. En 1898, il publie « Une grande enquête sportive », ouvrage dans lequel il livre toutes les informations utiles en matière de parcours, d’itinéraires, de lieux à visiter, d’hébergement, de réparateurs… ce qui lui vaut la désignation de « Premier touriste de France » par le T.C.F. Notons, en passant, que la randonnée, l’excursion, le voyage en solitaire accaparent quelques individus à peu près à la même époque : ainsi, mais ce n’est pas à bicyclette, c’est en 1878 que R.L. Stevenson (l’auteur de « l’île au trésor ») voyage à travers les Cévennes avec une ânesse, appelée « Modestine », et en 1895, le coiffeur de Castillonnés, Théodore Joyeux, fait « le tour de France à vélo » (peut-être, le premier), et à l’été 1908, un jeune Anglais, diplômé d’Oxford et passionné de vélo, réalise lui aussi son Tour de France à vélo. Il s’appelle Thomas Edward Lawrence. Ce jeune archéologue, devenu officier de renseignement puis agent de liaison est plus connu sous le surnom de « Lawrence d’Arabie ».
« Le 25 janvier 1893, sous les auspices de la Société Philomatique et dans l’amphithéâtre de l’Ecole Professionnelle de Bordeaux » (G. Belliard), Maurice Martin donne « la première conférence française sur la vélocipédie avec projections lumineuses » de laquelle « de nombreux assistants profanes… sortirent convaincus et acquis désormais au cyclisme » (G. Belliard, Le livre d’or du cyclisme girondin, 1934).
Après 1900, alors que la toute nouvelle bicyclette commence à être dépassée par l’automobile puis par l’aviation, Maurice Martin continue à œuvrer parmi les instances dirigeantes de l’U.V.F. Dès 1894, il a été désigné chronométreur officiel, puis il est le représentant de l’Union en Gironde à partir de 1895.
En 1934, il est encore membre du comité d’administration, président de la commission de propagande et président d’honneur du comité de Gironde aux côtés du président R. Doléac.
1930 - le banquet de l'U.C. Arcachon : on reconaît - malgré la mauvaise qualité de l'image - Maurice Martin, tête nue mais avec sa pipe et sa barbe, avec à son côté gauche H. Remordé, chef-délégué de l'U.V.F. en Gironde et à sa droite, Marcel Gounouilhou, maire d'Arcachon, imprimeur et patron de presse, directeur de "la Petite Gironde" (fondée par son grand-père Gustave) et homme politique. L'homme debout lisant un discours est l'entrepreneur Hubert Longau, président de l'U.C.A. et adjoint aux sports, bâtisseur du vélodrome (1934) et "réparateur" avec Landry de la première "cabane tchanquée" (cabane sur pilotis construite en 1881 pour surveiller les parcs à huîtres).
Entre temps, inamovible starter de Bordeaux-Paris, il est maintenant considéré comme « l’apôtre du cyclisme ». En 1921, le 23 mai, « la Petite Gironde » publie un article de son collaborateur, Maurice Martin, titré : « Il y a trente ans, la première course de Bordeaux-Paris », dans lequel l’auteur, surenchérissant sur l’image du « coup de clairon » écrit encore : « le premier concert de fanfare organisé sur les routes de France ». Or, cette année-là, après l’arrivée de la course au Parc des Princes (1. Christophe 2. Alavoine), conduit par les commissaires du vélodrome dans les bureaux du directeur (Henri Desgrange) et devant le comité directeur de l’U.V.F. réuni, il reçoit des mains du président de l’Union, M.L. Breton, la Légion d’honneur.
Jusque-là journaliste ( le « Veloce Sport », la « Petite Gironde », « L’athlète moderne »), il séjourne quelques années à Paris et donne des articles à « l’Illustration », au « Velo » et à la revue du Touring Club de France. Il noue de nombreuses relations avec ses confrères de la presse parisienne et adhère au syndicat de la presse républicaine. C’est avant tout un journaliste, mais aussi un orateur dont les qualités sont requises à l’occasion des obsèques du premier grand champion bordelais, G. Cassignard (1893) et de son compagnon du V.C.B., cet autre champion qu’est Jiel-Laval (1917).
Mais, il existe un autre M. Martin, l’écrivain , le poète, qui va consacrer une autre partie de sa vie à la défense et à l’illustration des Landes.
Suiveur ou éclaireur ? Maurice Martin de pied en cap, équipé pour la route (celle de Bordeaux-Paris ?) : regard un rien mélancolique,
lunettes contre la poussière, médaille et chainette…. (Merci à Dominique Ronne).
. La « Côte d’Argent » :
Aujourd’hui, tout le monde (ou presque) sait que l’appellation « Côte d’Argent » a été l’œuvre de Maurice Martin. Et chacun peut connaître que le 20 mars 1905, en l’hôtel Lespès à Mimizan où fait halte la caravane, à la fin du repas (copieux), Maurice Martin se lève et – dans un discours soigneusement préparé – propose d’appeler ainsi cette « vague éternelle, tantôt calme, tantôt courroucée, qui vient déposer sa frange argentée au pied des dunes immuables ».
La caravane ? En fait, il faut oublier (un peu) le Maurice Martin vélocipédiste, chroniqueur sportif, et commencer à voir en lui un inventeur et un homme de relations. A son sujet reviennent les expressions d’« homme de réseaux » (sans doute trop moderne) et d’ « homme de passion » (mais pas seulement). Entre le 20 et le 23 mars, « à l’abri des débats à la Chambre sur le projet de séparation des Eglises et de l’Etat » (JJ. Fénié), M. Martin a monté une équipée où se retrouvent des journalistes « amis et influents ». Il y a là : J. Lafitte de « l’Echo de Paris », Méry du « Gaulois », Wimille du « Petit Parisien », Frantz Reichel du « Figaro », ML. Branger de « l’Illustration », J. Clair-Guyot du « Monde illutré », mais aussi des Bordelais : G. Amigues de « La France du sud-ouest », J. Bos du « Nouvelliste de Bordeaux » et, encore, F. Panajou de l’Automoblie Club Bordelais et deux de l’A.C.F., Guiraud et Journu, et Simons de « La vie au grand air ». Excellent panel réuni par un comité qui se dit « d’initiative du boulevard Arcachon-Biarritz ». En fait, M. Martin a fait le rêve de relier Royan à Hendaye par une route que l’on songe même à baptiser : « boulevard de l’automoblie » ! Ceci sera rejeté par les Basques et les Charentais qui sont déjà desservis par les chemins de fer.
En 1906, dans la préface que J.H. Rosny donne au livre de Martin, « La Côte d’Argent », l’écrivain se réfère aux « légendaires entreprises américaines » et révèle qu’« il reste en France un Far-West qui est le sud-ouest ». Il s’agit d’une contrée vierge, presqu’une « forêt vierge » où la route Arcachon-Biarritz serait « un mince petit fil perdu dans la pignada ».
A cet instant, il convient de replacer M. Martin dans son temps et de lire ses intentions avec netteté. « Dès son enfance, il est séduit par la beauté de la forêt de pins » (E. Gildard) et il souhaite communiquer son attachement à ce pays, en témoigne le parcours en zig-zag « entre les pins et les chênes lièges, les « bastes » et les buissons (…) le plus proche du littoral ». A posteriori, il est possible d’y voir quelques projets, qui, aujourd’hui, se nommeraient : tourisme et essor des Landes ou bien développement des moyens de communication et développement économique…etc.
Le "bros landais", véhicule de la caravane : deux mules tractant une charrette à deux grandes roues pour chemins sablonneux.
Cependant, les modalités choisies pour le parcours de cette caravane (mules tirant des « bros » dans des chemins sablonneux), les fréquents arrêts, tout concourt à « goûter au charme rustique et apaisant de la vie de plein air » (JJ. Fénié). Lors de la publication du texte que Maurice Martin écrit à l’issue de cette « aventure », sous-titrée « d’Arcachon à Biarritz – à travers les grandes Landes », le livre s’orne d’un dessin signé Alfred-Duprat, lequel fait passer un moyen de locomotion moderne (l’automobile) entre les échasses d’un berger, signifiant pour l’occasion l’irrésistible avancée du progrès technique. Pourtant, « La Côte d’Argent » s’ouvre sur cette dédicace : « Aux mânes des Anciens Pâtres landais »…
Le dessin d'Alfred-Duprat en couverture de la réédition de "La Côte d'Argent"(2005). La deuxième édition datée de 1906 portait aussi le titre "d'Arcachon à Biarritz à travers les grandes landes", imprimée chez G. Gounouilhou, rue Guiraude à Bordeaux.
En 1877, Maurice Martin (« j’étais encore sur les bancs de l’école ») a lu le livre d’Edmond About, « Les échasses de Maître Pierre ». Dès l’entame de son récit, il en exhibe cette citation : « Partout où fleurissaient les ajoncs, j’avais le droit de planter mes échasses, je pouvais faire plus de vingt-cinq lieues sans sortir de chez moi ». C’est assez dire le respect et l’adhésion que l’ancien vélocipédiste voue aux autochtones des landes littorales et au peuple des résiniers, qui habitent « la grande forêt landaise, ses lacs, ses clairières, sa sylve merveilleuse ». Cette forêt qui couvre 800 000 hectares, ce « somptueux manteau toujours vert que les automnes n’effleurent jamais ».
M. Martin n’oublie pas de rendre hommage à l’action menée par Brémontier et Chambrelent dans le but de fixer les sables mouvants de la dune et d’assainir la lande. Mais, il se fait encore plus précis en montrant que cette entreprise bien connue de tous les écoliers a eu de nombreux prédécesseurs, comme le paysan Berran qui, à Mimizan, parvient à arrêter la dune ou cet ingénieur de la marine, le baron Charlevoix qui trace en 1778 un plan d’assainissement de la dune par du pin maritime, plan qui sera plagié par Brémontier.
Ce n’est que vers 1865 que le travail de fixation des dunes est achevé au long du littoral, soit 79 000 ha. de forêts ayant coûté 13 millions. Ensemencement et assainissement par de savants drainages (Chambrelent) font désormais du pin, l’arbre d’or. En 1905, la barrique de résine (landaise = 340 l.) vaut mieux que son équivalent en vin ordinaire. En conséquence, « où vit l’arbre d’or, l’homme est sûr de bien vivre lui aussi ». Un seul ennemi redoutable : l’incendie.
Gouaches signées de Louis Chambrelent (écomusée de la Grande -Lande), publiées dans "L'invention de la Côte d'Argent", J.J. Fénié, éditions confluences, 2005.
François, Jules, Hilaire Chambrelent (1817-1893), agronome français, originaire de la Martinique, Ecole Polytechnique (1834), E.N. des Ponts et Chaussées, inspecteur général en 1879.
En 1837, les routes françaises, dont le réseau est long de 35 000 km. ne sont pas encore macadamisées. Et, dans l’immense étendue des grandes landes de Gascogne, à part la route nationale qui va de Paris en Espagne (encore celle-ci n’est-elle que « poussière et pavés"), il n’y en a pas une seule autre. Certes, il y a eu le coup de génie des frères Pereire et la création de la première ligne de chemin de fer entre Bordeaux et La Teste en 1841. Ensuite, le chemin de fer va de Bordeaux à Bayonne en 1854, car la machine à vapeur précède le moteur à essence (1886). Et encore, les premières automobiles sont-elles la propriété de quelques riches passionnés. Aux Etats-Unis, Henry Ford ne met en place la production de voitures en série qu’au début des années 1910.
Maurice Martin et ses compagnons d’aventure ne sont ni de doux rêveurs ni de joyeux drilles. Le vélocipédiste et journaliste bordelais a réussi à les convaincre de l’intérêt de cette excursion. En ce début de XXème siècle, tout explose en effet : la bicyclette est apparue autour de 1885, puis c’est au tour de l’automobile, puis l’aviation, le téléphone… Martin a réuni sa « troupe d’éclaireurs » et ils sont partis sur le sentier d’une société plus moderne, ouverte au « tourisme sportif », mais ils sont encore respectueux de cette « époque d’us et coutumes d’avant 1900 » (E. Gildard).
Vis-à-vis de ses confrères parisiens qu’il a enrôlé, M. Martin se conduit en « petit chimiste », quand il parle de « transvaser un bipède d’une barrique d’acide carbonique (Paris) dans une cuve d’oxygène (les Landes) ».
Tout commence par Arcachon, station balnéaire située à 60 km. de Bordeaux, à la fois estivale et hivernale. Après 1900, il y a déjà 1200 chalets et, selon la saison, 12 000 à 25 000 habitants. Mais, aussi, « des frondaisons touffues de pins, de lauriers-tins, d’aubépine, de cestes et d’arbousiers, déjà la forêt colossale, la « pignada ». Bientôt s’étire « le chapelet des étangs de Gascogne » : sur 19 350 ha., le long de 228 km. de côtes, il y en a 15 principaux, couvrant une surface que Martin estime alors à deux fois et demi celle de Paris. Longtemps avant Roland Barthes, Martin évoque « la lumière bayonnaise » et il fait référence au peintre, Arguin en l’occurrence qui a peint « l’or des dunes ondulant sous la caresse d’une lumière élyséenne ».
Voici l’étape à Biscarosse, « importante localité résinière »», puis derrière les dunes les quelques douzaines de petits toits plaqués sur la lette de Biscarosse-plage. Ainsi débute, à travers étangs et forêts, ce périple le long du littoral, qui traverse successivement les pays de Buch-Born-Marensin-Maremne et Seignanx. La prochaine escale se fait à Mimizan et le Parisien, Frantz Reichel, que M. Martin qualifie de « cow-boy civilisé », s’exclame : « le voilà bien le pays rêvé du camping en France ! »
C’est donc ici, le soir à l’hôtel Lespès entre Arcachon et Adour, que Maurice Martin baptise « le large ruban de sable où la vague vient mettre ses cataractes ou ses caresses, selon que la mer est gueuse ou câline » du nom de « Côte d’Argent ». A Mimizan, l’hôte est aussi l’un des guides de la caravane, il s’agit de Maurice Vigneau. Il est l’inventeur d’un « mastic spécial » à base de sable destiné à constituer le sol du futur boulevard des automobiles.
Une partie de la caravane à cheval dans la forêt de Mimizan.
Ensuite, c’est le phare de Contis, « veilleur nostalgique » qui domine les deux océans : la mer et la forêt sans fin. Pour la première fois (peut-être), M. Martin évoque cette trilogie magnifique : la terre, le ciel et l’eau.
En direction de Léon, la caravane s’enfonce dans le Marensin (maris sinus : golfe de mer). Il y a cet arrêt à Vielle-St. Girons, petit village de bouchonniers, où une chaumière offre sarcelle et bécasse arrosées de vin de sable. Enfin, voici le courant d’Huchet qui, comme ceux de Mimizan et Contis, « descend toujours vers la mer prochaine », un peu comme s’il s’agissait d’aller « folâtrer vers le Sud, vers le pays des castagnettes et des Andalouses ».
Puis, ils vont de Léon à Cap Breton, quelques instants de répit encore avant que « la nature se civilise ». Soustons, le lac et le courant, puis la forêt de Seignosse donnent l’occasion à Maurice Martin de nous conter « la lutte de l’ajonc et du petit pin vert ». Soudain, c’est Hossegor et son étang, « la perle lacustre du littoral ». Le chantre des Landes écrit : « il plane sur cet asile de beauté un inexprimable apaisement ». Et, un peu plus loin, il ajoute : « le lac à côté de l’océan… (c’est) le sommeil dans la tempête ». L’auteur se fait alors moins poétique et il affirme : « géologiquement parlant, c’est au courant du Boudigau que peut être placée la véritable démarcation entre la région pyrénéenne et la région landaise ».
Pour autant, le voyage est-il terminé ? Le boulevard ne devait-il pas relier Arcachon à Biarritz ?
L’évocation des noms de ces deux villes fournit à M. Martin l’occasion d’une longue digression sur le climat, d’où il ressort qu’une comparaison avec Nice et Cannes rétablirait une vérité cachée, qui est « le printemps éternel des Gascons ». Et, si « le beau blason de la France pittoresque est bien décidément d’Azur et d’Argent », Arcachon et Biarritz sont à la fois des stations d’hiver et d’été, « les seules de ce genre - croyons-nous – sur les trois mille kilomètres du littoral français ».
Tout finit donc à Biarritz, « Biarritz-la-Belle », (alors) « la Reine des plages de France ». M. Martin raconte la réception des « caravaniers » par la municipalité. Ces gens qui viennent de traverser le massif landais en quelques étapes sont, sans doute en raison de leur accoutrement, l’objet de quelques sarcasmes. Il est vrai qu’ils sont reçus « sous la véranda du somptueux hôtel du Palais », et l’inventeur de la « Côte d’Argent » nous avoue : « Je crois bien que l’on prit ma barbe pour celle d’un mendiant ! ». Or, l’endroit prestigieux a été construit « sur l’emplacement de l’ancien palais de l’impératrice Eugénie, récemment incendié »…
L’ « impénitent chemineau des espaces landais » se remémore alors : c’est l’impératrice Eugénie qui a lancé Biarritz, ouvrant la villégiature à une longue liste de têtes couronnées. Et, soudain, il écrit : « 50 ans ! », mais « c’est bien sûr ! » (ajouté par nous), en 1855, longtemps après « Maître Pierre et les tchanquats », c’était la ligne ferrée Bordeaux-Bayonne et, aujourd’hui (en 1905), s’opère la liaison « entre deux idées : la locomotion collective par les rails rectilignes et la locomotion automobile libre, individuelle, à travers ces mêmes landes sinueuses ».
On reste perplexe… Certes, il y avait, dès le départ, ce projet d’une route pour autos, ce « boulevard de l’automobile » entre Arcachon et Biarritz. Mais, durant ce voyage, cette excursion, cette randonnée de six jours, le barde landais n’a cessé de nous montrer des « forêts libertaires » et de nous chanter la « nostalgie des savanes ». Sa vision des « millions de pins blessés», mieux encore la métaphore de J.H. Rosny qui nous montre des « pins tordus au pied des dunes, épaule contre épaule, défendant le village », tout cela aurait pu nous faire songer, anachroniquement, à une sorte de sensibilité « écologique » avant l’heure. Mais, cet attrait pour le pittoresque, le patrimoine, peut-être l’ethnographie (nous pensons très fort à son contemporain de Labouheyre, Félix Arnaudin, le « guetteur mélancolique »), ne témoigne-t-il pas d’une forme de lucidité voire d’appréhension ?
Le mot « tourisme » n’existe pas vraiment encore, même s’il y a, dès 1803, venant de l’anglais, le mot de « touriste » (du français tour : voyage circulaire). Les débuts de l’automobile - « timides entre 1890 et 1914 » (Fénié) – permettent-ils de croire déjà à un « tourisme motorisé » ? Des « petits bolides pétaradants, des appareils photos et des cartes postales » (M.L. Ribot), cinquante ans avant le « Monsieur Hulot » (J. Tati, 1953) ?
Notre vélocipédiste, déjà honoré par le Touring Club de France, ne semble pas inquiet face à ce nouveau mode de locomotion (vite adopté par le T.C.F.), comme l'est Alfred Sauvy en 1968, quand il étudie la lente ascension des « quatre roues de la fortune ». Il n’ignore pourtant pas que du côté de la Côte d’Azur, vers où ont déjà convergé les « trains du plaisir », le goudronnage des routes a commencé. Cela bien avant celui des routes nationales en 1919.
Doit-on aller aussi vite en besogne que M.L. Ribot (« SOD », 21/4/2005, « Il y a cent ans naissait la Côte d’Argent »), lorsqu’elle survole cette « vogue des cartes postales dans les années folles » laquelle esquisserait « une nouvelle géographie, celle des lieux de villégiature » et nous conduit à cette question : Maurice Martin a-t-il compris que « les plaisirs du bain de mer seraient bientôt accessibles à d’autres, avant d’être permis à tous » ?
L’inventeur de la « Côte d’Argent » ne nous parle pas des bains de mer, à aucun moment nous ne le sentons en maillot de bain. Et - si l’on me pardonne cette autre plaisanterie – tout juste met-il un béret quand le vent devient trop fort et risquerait d’emporter son chapeau. M. Martin suit le littoral, mais plutôt en haut de la dune. Son récit de voyage restitue la spectacle de toute la nature. Les bienfaits de l’air iodé ou ceux du « bain à la lame » sont à peine évoqués. Même si notre voyageur nomme ainsi cette côte pour « tout ce littoral ourlé d’écume éblouissante », il écrit bien en parlant de sa région : « le penseur y retrouve partout l’océan sur les cimes ondulées de l’immense forêt ».
Alain Corbin, en 1988, nous donne à lire son magnifique «(le) territoire du vide, l’Occident et le désir de rivage ». Son travail s’attache au « désir de rivage » qui monte et se propage entre 1750 et 1840. Au fil de son analyse, on apprend que « l’invention de la plage accompagne la découverte des vertus de l’eau de mer ». Bien avant « les effets bénéfiques du rayonnement solaire », la plage a d’abord été le théâtre du déploiement d’une lutte entre les éléments et la puissance des vagues exprime « la grande réserve de la force primitive de la nature » contenue dans l’océan. Alors, faut-il revoir les proportions du « triptyque » ?
. Hossegor et le « Triptyque » :
A partir de quand Maurice Martin a-t-il délaissé son tricycle (après 1890, certainement) ou plutôt sa nouvelle bicylette ? Quand il traverse les Landes avec ses amis journalistes, il le fait dans des « bros » tirés par des mules et il ne peut en être autrement. Les automobiles commencent juste à exister et les routes telles que nous les connaissons sont encore à inventer.
Au XXIème siècle, il est sans doute assez facile d’ironiser – ainsi que le fait l’excellent site de N. Courtaigne, « leonce.fr »- et d’écrire qu’ « heureusement il est des idées qui n’ont jamais vu le jour, comme cette autoroute « dunaire » imaginé(e) par un « poète journaliste », Maurice Martin, inventeur de l’appellation non-contrôlée la « Côte d’Argent ». A l’époque, M. Martin a quarante et un ans et, même s’il est toujours présent dans la société cycliste, la deuxième et la troisième parties de son existence sont entièrement tournées vers la Landes. L’expédition des deux caravanes entre Arcachon et Biarritz a, certes, donné l’occasion du livre sur la « Côte d’Argent », mais le journaliste, peut-être l’écrivain, vont le céder au poéte.
En 1923, est publié « le Triptyque ». Martin a 62 ans. C’est « un hymne à la nature » (Pr. Ferrari, Association littéraire des amis du lac, 2013). Le Triptyque, sous-titré « Poèmes de la Côte d’Argent », désigne le ciel, l’océan et la forêt, c’est un ouvrage de 166 pages, abondamment illustré et porteur de 61 poèmes.
D’emblée, Maurice Martin, metteur en scène, dresse le décor : « Je suis de ce pays à bérets », « Là, ici, entre les étangs, entre l’océan violent et la forêt profonde, (…) dans cet espace-là, j’ai bâti mon univers… » Il est alors, totalement, le « chantre des Landes » (Rosny jeune) et il en célèbre chaque élément : pins, lettes, étangs, dunes, ajoncs, fougères, cigales, palombes, bros et hapchot…
Chantre ou apôtre ? E. Gildard, citant le Pr. Ferrari, reprend la figure de l’apôtre, ainsi Paul « l’apôtre des gentils », l’un des douze disciples de Jésus. La religion (les Landes) doit être répandue, la bonne parole enseignée. Maurice Martin se charge de cette mission.
Mais, il est d’abord poète et cela s’entend clairement, comme dans ce poème « le lac sous les étoiles » (dédié à François Arnaudin) :
« Lorsque l’ombre descend sur les landes désertes
Par ces soirs veloutés glissant du firmament
Je me blottis souvent, parmi les touffes vertes,
Tout au bord de l’étang, dans cet apaisement.
Je cherche, humble roseau perdu dans la nature
A l’entendre chanter, à suivre ses secrets,
Et le pauvre alcyon, caché sous la verdure,
Lit un livre nouveau de ses yeux indiscrets. »
Alors, nous nous interrogeons à nouveau à propos de ce fameux triptyque, admis - semble-t-il - par tout un chacun, comme une « sainte Trinité ». Dont la composition varie cependant . Certes, M. Martin précise : ciel-océan-forêt, mais ne lit-on pas ici ou là : océan-lac-forêt ? Quid du ciel ou du lac ? et de la dune et du sable ?
Au début des années 60, un auteur-compositeur-interpréte, François Deguelt (1932-2014) connaît un succès certain avec la chanson « Le ciel, le soleil et la mer ». Autre triptyque, chanté cette fois, mais contemporain des vacances et des bains de mer pour tous (ou presque), des stations balnéaires, du bronzage et des maillots de bains (ou pas). « O tempora, o mores ! », mais Maurice Martin, en son temps, ne peut être inspiré que par Théophile Gautier (« le pin des Landes », 1845) et par Lamartine (« le lac », 1820).
Oui, il est l’inventeur de la « Côte d’Argent » (1905), mais il a toujours été « le chemineau des espaces landais ». Espaces sauvages compris entre océan et lac, dont le sol sablonneux et dunaire a été fixé par les pins. Moqué aujourd’hui pour son rêve fou, « un boulevard de l’automobile », imaginons qu’il ait aussi rêvé à une descente des lacs en canoé et, lui qui fut longtemps le « starter », être juge à l’arrivée du courant d’Huchet.
La réponse se trouve ici, à Hossegor. En tout cas, cela tient du point final (ou presque).
Après une première visite dans ce lieu en 1884 (E. Gildard), il s’est promis d’y revenir. Peu de temps après, s’y installe Rosny jeune (J.H. Rosny est un nom de plume utilisé par les frères Joseph-Honoré et Séraphin-Justin Boex, qui collaborent jusqu’à leur séparation en 1908). Rosny jeune y est bientôt rejoint par son ami M. Leroy, puis par Paul Margueritte, lesquels créent en 1909 une association, nommée « les amis du lac d’Hossegor » et dont il est précisé qu’elle est une société de protection des sites landais.
M. Martin devient un habitué de ce « noyau d’écrivains « résistants » réceptifs à ses idées ». C’est Rosny jeune qui écrit pour Martin la préface de « La Côte d’Argent ». En 1928, il publie « Hossegor » et un passage du livre (relevé par Gildard) permet de comprendre ce qui a pu créer le lien entre cet écrivain consacré et M. Martin, que ce dernier nomme « le maître ».
Hossegor : le lac et la maison de Rosny "jeune" .
« Né et élevé dans les grandes villes, imbu de l’idée que les provinciaux étaient nécessairement des gens inférieurs, j’ai mis du temps à apprécier cette sève ardente, cet esprit caché, cette admiration un peu enfantine, mais si honnête et si pure, des arts, des lettres, des sciences que Paris déverse sur le monde… Nous rions de leur candeur, nous devrions rire de la nôtre ».
Mais, dans les années 1920, « l’école d’Hossegor » s’efface, les écrivains pionniers décèdent ou regagnent Paris. Cependant, le mouvement est lancé, artistes, poètes, peintres et musiciens les remplacent. Maurice Martin qui, depuis longtemps, a mesuré le potentiel de ce site remarquable fonde en 1921 la SETH (société d’études des terrains d’Hossegor) et il tente de maîtriser l’exploitation immobilière et d’autres tentatives (champs de tir pour l’armée) qui mettrait en péril le massif forestier.
En 1926, la SIAT (société immobilière artistique d’Hossegor) succède à la précédente (SETH). L’année suivante, c’est la société des hôtels et des bains de mer d’Hossegor (SHBMH) qui apparaît. Ces sociétés accompagnent l’essor des constructions de villas sur le site d’Hossegor. Le tourisme, qui n’est pas encore de « masse », encourage de plus en plus de gens qui en ont les moyens à acquérir une résidence secondaire. Nous sommes dans la période dite des « années folles », qui caractérise cette époque après la première guerre mondiale. En 1922, Victor Margueritte (le frère de Paul), fils d’un héros de la guerre de 1870 et lui-même ex-lieutenant de dragons, publie un roman titré « La garçonne », qui obtient un grand succès (750 000 exemplaires vendus) et dont le contenu pourtant jugé scandaleux lui vaut le retrait de sa Légion d’honneur.
D’aucuns ont pu, à cette période, ironiser à nouveau à propos de M. Martin, le « poète – promoteur immoblier ». Le poète écrit cependant « Vandalisme », qu’il dédie aux artistes, à tous les purs amis des Landes (cité par E. Gildard) et c’est de certains promoteurs immobiliers dont il est question dans ces vers :
« Le hobereau qu’ici pour la cause j’invente
Sur la Côte d’Argent n’admirait que… sa rente
De ce pays landais c’était un parvenu
Il lui devait son or, mais il l’avait méconnu »
Eric Gildard ponctue en ajoutant : « Il serait aujourd’hui bien risqué d’attaquer avec autant de violence un propriétaire abattant des pins… Les tribunaux seraient vite saisis du délit de « diffamation » !
. Epitaphe :
Le témoignage du docteur Peyresblanques (président de la Société de Borda), lors du colloque d’avril 2002, nous fournit l’ultime image de Maurice Martin, celle que nous voudrions conserver. On apprend que le vieil homme se fait amener à la plage de Moliets en voiture par son chauffeur. Il amène avec lui un panier à provisions et se fait déposer « au pied du corps de garde, dune côtière dominant la plage (…) surmontée d’un bâtiment carré à auvent, ancien poste de surveillance des douaniers, d’où son nom de Tuc du corps de garde ». C’est Gildard qui rapporte la scène et il ajoute : « La vue était magnifique jusqu’à Huchet et Messanges (…) Martin y régnait en maître (…) souvent armé de grandes lunettes d’approche, il surveillait les arrivées des touristes descendant le courant d’Huchet… »
Maurice Martin décède le 21 mars 1941 à Bordeaux. Mais, le 20 juin 1940, dans la forêt de Compiègne, un traité a été signé entre le IIIème Reich et le gouvernement du maréchal Pétain, qui établit les conditions de l’arrêt des combats et de l’occupation allemande. A partir de 1942, l’organisation Todt met en chantier « le mur de l’Atlantique », à côté de quoi le « boulevard de l’automobile » apparaît comme un rêve d’enfant. Après la seconde guerre mondiale, la côte atlantique sera à nouveau sous la menace du béton, ce matériau décidément moderne, et fera s’éveiller de nouvelles sensibilités à l’environnement.
Débuts des années 2000 : en montant la dune à la fin de la descente du courant d'Huchet (www. bateliers-courant-huchet), quelques bâtisses privilégiées sur la dune plein vent face à l'océan...
Auteurs et ouvrages consultés :
Belliard Gabriel, "Livre d'or du cyclisme girondin", Bordeaux - 1934
Callède J.Paul, "Maurice Martin (1861-1941), pionnier des sports et du journalisme sportif", colloque "Sport et Histoire", Hossegor -2008
Fénié J. Jacques, "L'invention de la Côte d'Argent", éditions confluences, Bordeaux - 2005
Gildard Eric, "Maurice Martin, l'homme de la Côte d'Argent", éditins "Lac et Landes", 2005
Gonzalez Francis, "Naissance des Sports en Gironde", éd. Le Festin/CDOS Gironde, 2011
Guérin Jean et Bernard, "Des hommes et des activités, autour d'un demi-siècle", éd. B.E.B. 1957
Kobb Ken, "The origin of Randonneur cycling : Maurice Martin (1861-1941), BC Randonneur Cycling Club - 2005
Martin Maurice, "La Côte d'Argent" sur le littoral de Gascogne, édition "Lac et Landes", Hossegor - 2005
"Voyage de Bordeaux à Paris par trois vélocipèdistes" , impr. Gounouilhou - 1890
"Le Triptyque, Océan, Ciel, Forêt, poèmes de la Côte d'Argent", impr. Delmas - 1934
Rapaud Didier, "Le temps de la vélocipédie (1876-1892) ou l'inoubliable Jiel-Laval", Vannes - 2014
Ribot Marie-LUce "Il y a cent ans, naissait la Côte d'Argent" et "Maurice Martin, cycliste, lettré, homme d'affaires", Sud-Ouest Dimanche 24/4/2005
Rivolla Alain, "Coup de chapeau à… Maurice Martin" sur le site "le petit braquet"
Rouxel Claude et Marie-Christine "Le roman vrai du boulevard automobile Arcachon-Biarritz", Bull. société historique et archéologique d'Arcachon et du pays de Buch, 4° trim. N°158, novembre 2013.
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