Memovelo

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Pierre Gustave dit "Georges" JUZAN (1849-1912)

 

 

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Portrait de Pierre Gustave dit "Georges" Juzan, tenu par sa petite-fille, Henriette Guidon lors du reportage de "Sud-Ouest" du 21 juin 2012.

 

 

 

            Le journal « sud-ouest » du 21 juin 2012 évoque « l’inventeur de la bicyclette, aujourd’hui méconnu », sous le titre « Dans la roue de Georges Juzan ». Et, à Bordeaux dans le quartier de Saint-Augustin, « des historiens et la famille (…) veulent réhabiliter sa mémoire ».

Dans ce quartier pourtant – et, depuis 1952 – existe une petite rue de 120m qui porte le nom de Juzan (cf. ici, à « Richard Zeboulon », la photo de Guy Lapébie sous la plaque de cette rue). Depuis 1949 et la journée du 3 juillet, au cours de laquelle fut célébré le centenaire de sa naissance, le jeune et nouveau maire de Bordeaux, le général J. Chaban-Delmas a inauguré  une plaque commémorative sur le mur de la propriété où Juzan avait installé son atelier : 6, rue de Bel-Orme.

            Le regain d’intérêt porté à ce personnage incontestablement marquant du « cyclisme girondin » provient-il de l’émoi suscité par les recherches menées et publiées par la « Vélocithèque », association animée par Gérard Salmon, dans le Rhône (69) et l’arrondissement de Lyon ? Toujours est-il qu’en 2005, un certain Pierre Coloignier transmet à cette « institution » des coupures du journal « sud-ouest » du 3 juillet 1949, qui informent sur la célébration du « centenaire de la naissance de Georges Juzan, créateur de la bicyclette moderne ». La diffusion de cet article déclenche bientôt la réaction de Nick Clayton, lequel s’affirme « Bicycle Historian » et qui s’étonne de cette publication sans commentaire. Il ajoute  donc les siens, lesquels sont sans appel : l’article de M. Labbe (dans « sud-ouest ») contient « many errors » et celles-ci proviennent du recopiage de Louis Bonneville, auteur du « Le vélo, fils de France » (1938). M. Clayton rappelle que la « Vélocithèque » a déjà reproduit le journal anglais « The Boneshaker » (162/12) et que celui-ci montre que la bicyclette a été introduite en France par H.O. Duncan et, aussitôt copiée par Gauthier à Saint-Etienne.

            Cependant, la « Vélocithèque » - quelques temps après – publie son dossier n°47 consacré à « un précurseur moderne de la bicyclette : Pierre Gustave Juzan (dit Georges Juzan)  (1949-1912). Le recours à notre bibliothèque est alors notre premier réflexe et nous relisons attentivement « La grande histoire du vélo » de Pryor Lodge (1996) et, aussi, Jacques Seray et les deux versions de son ouvrage intitulé « Deux roues » (1998 et 2013).

En 1998, J. Seray manifeste un certain embarras, lequel témoigne des « disputes » autour de cette question fondamentale : qui invente la bicyclette ? Question qui mobilise aussi bien les sentiments nationalistes : un Anglais ou un Français ? qu’en France, les sentiments régionalistes : un Stéphanois ? un Bordelais ? un Parisien ?..

 

 

            . Qui est donc le père ?

 

 

            Tout se passe comme si l’angoissante question était : qui est donc le père ? Pour aussi légitime que soit cette question, la recherche de la vérité ne peut faire l’économie d’un ensemble de considérations tout aussi respectables : tout inventeur dépose-t-il toujours un brevet ? Celui qui dépose un brevet a-t-il inventé de toutes pièces sans avoir subi quelques influences ou pratiqué quelqu’emprunt ?

La recherche historique s’enfonce alors dans une suite d’affirmations suivies de démentis qui peuvent faire passer à côté de l’essentiel. Par exemple : si la roue est une vieille invention (vers 3500 ans av. J.-C.), le char puis la charrette, plus tard la diligence se font attendre ensuite (de l’Antiquité au XVIIIème siècle). Mais, le fait de placer deux roues l’une devant l’autre (la draisienne, K. von Drais, 1817) est un événement plus considérable, car il suppose la conception de l’équilibre par le mouvement. Les « inventions » suivantes qui commencent surtout avec la pédale (Michaux, 1861) vont longtemps se satisfaire du concept de « roue-avant-motrice ». En particulier, l’épisode du « Grand-Bi » (a partir de 1870)  hypertrophie cette conception (une roue jusqu’à 3 m de diamétre). Considérée sous cet angle, l’invention de la bicyclette moderne concrétise un changement de mentalité : on admet désormais – non sans quelque résistance – que la roue arrière peut être motrice. Et, c’est là que les disputes recommencent.

            Nous sommes en 2017 et la bicyclette dite « moderne » date de 1890, à peu de choses près. Cette version dite « moderne » qui nous paraît aujourd’hui banale se résume à ce portrait  sommaire : deux roues de même diamètre, la roue arrière motrice est entraînée par une chaîne reliant le pignon arrière à un pédalier actionné par les pédales au bout de manivelles.

Si l’on s’en tient à cette première approche (qui néglige nombre d’autres éléments composant la bicyclette), Jacques Seray écrit qu’il est « tout à fait possible que Guilmet ait construit sa machine à chaîne en 1868 ». En effet, sous les noms de Guilmet-Meyer, un modèle est bien exposé en 1906 à Paris (initiative du Touring Club de France) et il est en dépôt au CNAM depuis 1907. En fait, autour de 1868, Guilmet est horloger et il a transposé un principe mécanique de son domaine (les horloges) à un autre que maîtrise alors Meyer, fabricant de cycles connu sur la place de Paris. Mais, le doute subsiste…

 

 

 

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 En haut, la machine de Guilmet et Meyer (France) en 1868 et celle de Lawson (Grande-Bretagne) en 1879. Chercher les différences...

 

 

 

Car, le premier brevet relatif à une bicyclette équipée d’un système de transmission par chaîne, du pédalier vers la roue arrière est britannique. Il est attribué à Henry John Lawson le 30/09/1879 (n° 3984). Après avoir émis des doutes sur le modèle Meyer et Guilmet, Pryor Dodge esquisse l’invention d’un certain Shergold entre 1876 et 1878, parmi « ceux qui n’ont pas fait école en leur temps » et il affirme : « la bicyclette de sécurité à traction arrière par chaîne, c’est Lawson à Coventry ».

            Le mot « sécurité » se traduit en anglais par « safety ». Dodge instaure ainsi une continuité historique toute anglaise, entre l’abandon du trop dangereux voire « inaccessible »

« Grand Bi » et l’apparition de ce qui est désigné par l’expression « bicyclette moderne » et que semble incarner à partir de 1884 le « Rover Safety » qui serait dû à John Kemp Starley (le neveu de James, celui qui avec son associé Hillman produit déjà dans ses ateliers de Coventry les Grands Bis, nommés Ordinary-Ariel ou Penny-Farthing (par analogie des roues avec les pièces de monnaie). Mais, entre 1884 et 1888, ce sont au moins 4 modèles différents qui s’affichent. Ainsi, pour le premier modèle de « Rover » le guidon n’est pas dans l’axe de la fourche, mais rapproché de la selle par deux tringles. Et, ce n’est qu’à partir de 1886 que cette machine bénéficie d’une direction indirecte mobilisant la fourche avant par le guidon. Selon Dodge, depuis le Stanley Show de 1885 (grande exposition à Londres, sorte de salon du cycle), « la Rover donne le ton au monde entier ». En 1889, 90% des cycles fabriqués en Angleterre sont des « safeties ».

 

 

 

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A gauche (de haut en bas) 4 modèles anglais en 1884-85 (Rudge - BSA - Pioneer - Humber) de ce qui va être nommé "The Bicyclette" (!)

A droite (du haut vers le bas) les "deux bicyclettes modernes" : Juzan par Larsonneur  et le "Rover" de J.K. Starley (2ème mouture)...

 

  

 

            . Cependant, côté français :

 

 

            En France, la guerre de 1870-1871 semble avoir figé le monde du cycle en deux grandes catégories : les artisans et les industriels, catégories qui recouvrent celles tout aussi familières du « bricoleur » et de « l’ingénieur ». Déjà initiée par l’histoire des père et fils Michaux et leur relation avec les frères Olivier, l’industrie française du cycle commençait à se mettre en place, quand est survenue la guerre de 1870. Pendant ce temps, les Anglais ont pu développer leur industrie (déjà en marche). Mais, il y a parallélisme avec juste un léger décalage entre Coventry (Grande- Bretagne) et Saint-Etienne (France), toutes deux situées au cœur d’un bassin houillier avec acieries, industries, fabriques d’armes…

Il y a donc un lien entre les deux pays pour ce qui concerne cette nouvelle machine, très curieusement nommée « The Bicyclette ». En France, les compétitions sur piste en 1881 sont au nombre de 45, mais elles se multiplient. Ainsi, en 1884, on en dénombre 140 dont 30 internationales (c.a.d. avec la participation de coureurs étrangers). 0r, depuis 1878, un coureur d’origine anglaise, Herbert Osbaldeston Duncan a noué des relations d’amitié avec deux des coureurs français les plus en vue : Frédéric de Civry et Paul Médinger. Il est passé « pro » à 18 ans en 1880 et, deux ans plus tard, il court de plus en plus souvent en France, au point qu’il s’installe dans le Midi (Montpellier), puis à Paris.

En avril 1886, H.O. Duncan, qui est délégué pour la France de la marque « Rudge », laquelle fabrique le « Rover », effectue en compagnie de Vidal, qui est membre du Veloce Club Bordelais, le trajet Montpellier-Paris en 6 jours, soit environ 130 kms par jour. Il semble acquis que c’est lors de son passage à Saint-Etienne, qu’un jeune et habile mécanicien en cycles, Pierre Gauthier est frappé par ce nouveau modèle, qu’il se met au travail et reproduit trois semaines plus tard une machine semblable. Prudemment, André Vint (« L’industrie du cycle dans la région stéphanoise, 1993) nomme ainsi cet engin : « la première bicyclette stéphanoise des frères Gauthier ». Mais, il n’hésite pas à désigner la relation qui s’établit dès lors entre l’atelier et les compétences des frères Gauthier et la Manufacture Française d’Armes de Saint-Etienne et cette commande datée de 1891 qui ressemble comme deux gouttes d’eau à « l’Hirondelle » de 1892.

 

 

            . Pierre Gustave Juzan :

 

 

            Le dossier n°42  de la « Vélocithèque » porte le titre : « un précurseur méconnu de la bicyclette : Pierre Gustave Juzan » et un astérisque indique aussitôt : « dit Georges Juzan ». En effet, l’acte de naissance en date du 28 juillet 1849 indique que « l’enfant de sexe masculin, né chez sa mère hier matin à cinq heures fils de père inconnu et de Jeanne Juzan, lingère, rue des Petites Carmélites. 10, auquel on donne les prénoms de Pierre Gustave ».

La mère, Jeanne Juzan, décède en 1856. « Georges » a alors 7 ans et il est recueilli par ses tantes Anne et Marthe Juzan. A 16 ans, il est apprenti mécanicien et travaille dans l’atelier de machines à coudre et de cycles de son oncle, situé dans la chapelle de l’ancien hôpital militaire, rue de Bel-Orme.

            Sur le site « Le Petit Braquet », c’est Alain Rivolla qui paraît avoir le mieux situé « Georges Juzan » et son invention. Pour lui, Juzan est à la fois « coureur, constructeur de tricycles et de cycles et inventeur ». Parmi tous les écrits sur Juzan, il ne semble pas qu’il y en ait un qui s’interroge vraiment sur « Juzan coureur ». Car, si l’on se réfère aux dates retenues, en particulier l’année 1885, il convient de retenir que « Georges Juzan est alors âgé de 36 ans (Duncan a 23 ans à ce moment-là). Même si ce ne sont pas de véritables débuts, ces premiers succès apparaissent bien tard. Nous préfèrons retenir la formule d’A. Rivolla : « c’est un véritable amateur qui fait des courses pour se faire plaisir, mais aussi pour faire la promotion de ses machines et de ses inventions ». Il aurait construit un tricycle, le « Rotary », dont le poids n’excède pas 17 kg. (« Les illustres de Bordeaux », t.2), un «Cripper » à roues basses, de poids relativement faible » (« Sud-Ouest », 03/07/1949).

            A Agen, au mois de juin 1885,  « M. Juzan » se classe 1er de la course annuelle des juniors de France. C’est une course de tricycles sur une distance de 5000m et, dans le « Veloce-Sport », il est écrit : «  Le vainqueur prend le titre de lauréat des juniors de France ». « Le petit braquet » constate : « Paradoxe d’une époque où il suffisait apparemment de débuter en compétition pour être inscrit en junior ». Mais, dans la même réunion, il prend part aussi au championnat de France de tricycles et se classe 3ème derrière de Civry et Médinger et devant Terront.

            Le 4 juin 1885 à Bordeaux, il figure dans la « Grande Internationale », course d’une heure à bicycles. La liste des engagés détaille non seulement les noms des « cavaliers », mais aussi, leurs couleurs, leur club et leur monture. Ainsi Juzan, qui porte le n° 25 et qui est du VCB, monte un bicycle « Juzan » de 1,34m de hauteur, qui pèse 10,500 kg. C’est pratiquement l’une des machines les plus légères. De Civry qui porte le n° 1 monte un « Rudge » de 10 kg., tout comme Duncan (n° 9). Médinger, Ch. Terront, Laulan, Garrard figurent parmi les 46 engagés. Louis Loste (n° 17) et Théo (n°31) montent aussi un « Juzan ».

 

 

 

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Dans le "Veloce Sport, tout y est (ou presque), même la cloche qui prévient du dernier tour...

 

  

 

            Cette année-là, « Georges » Juzan court à Rochefort (1er en tricycles juniors devant Jiel et 3ème derrière Médinger et de Civry dans l’Internationale Tricycles), à Périgueux (1er en juniors tricycles devant Jiel et Henri Loste et  2ème derrière de Civry mais devant Vidal et Giel dans l’Internationale Bicycles), à Bayonne (1er en tricycles), à Cognac (1er en tricycles, 4ème de l’Internationale derrière Médinger, Duncan et de Civry).

Jacques Seray écrit « qu’il n’était pas un bon coureur ». Ce n’est peut-être pas tout à fait juste. En effet, le « Veloce-Sport » juge, après la course d’Agen que « c’est un coureur remarquable, que l’on devra classer à l’avenir parmi les seniors ». Sans doute est-il préférable de s’arrêter à cette remarque d’A. Virolla : « On peut simplement penser qu’il s’est fait plaisir, joignant l’utile à l’agréable. Il a obtenu avec ses résultats sportifs un formidable coup de pub qui a vraisemblablement dopé son activité de constructeur ».

Ajoutons aussi qu’il était en contact avec des champions de l’époque : de Civry, Médinger, Terront, et les Britanniques : Garrard, Knowles, H.O. Duncan…

 

 

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 Dans les quelques "Internationales" auxquelles il participe, Juzan est loin d'être ridicule...

 

 

 

            Or, l’année 1885 se termine par ce record qu’il établit le 15 novembre lors du championnat des Tricycles du VC Bordelais, 100 km sur la route entre les Quatre Pavillons et Cousseau et retour (la RN 89). Il y a là les meilleurs coureurs du club bordelais : les frères Loste, Laulan, Jiel-Laval, Rappe et… Nitram (= Maurice Martin). Juzan a été autorisé à suivre cette course sur la nouvelle machine qu’il vient de mettre au point : un type de « safety » très personnel. Malgré un télescopage avec une vache, qui lui fait perdre une vingtaine de minutes, il effectue le parcours en 4h 40’, battant de 12’ le meilleur des tricyclistes, Louis Loste.

 

 

 

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 Le frontispice du "Veloce Sport", organe de la vélocipedie française, conservé à la BNF et consultable sur Gallica.fr

 

 

 

Quelques jours plus tard (le 19/11), le « Veloce-Sport », dont les colonnes sont ouvertes à la firme « Rudge » écrit : « la machine montée par Juzan est de sa fabrication avec un cadre et des roues de diamètre égal (0,75 m) ». Le « Veloceman », tenu du côté de Montpellier par Duncan et Suberbie, déclare : « vu chez Juzan un « safety », dont il est entièrement satisfait ».

Il existe un dessin de cette machine, qui aurait été réalisé en novembre 1884 par Antoine Larsonneur, architecte et ami de Juzan, coureur à ses heures. La machine est plaisante à regarder : « lignes simples et sobres, roues égales, fourche inclinée, cadre semi-diamant auquel il ne manque que le haubannage de la selle au moyeu arrière » (Louis Bonneville, 1938, cité par Cl. Reynaud, 2011). Le dessin est daté de 1885, mais il précise « inventée et construite en septembre 1884 par G. Juzan ». Il porte le titre : « Première bicyclette au monde ».

 

 

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Le très beau dessin d'A. Larsonneur représentant la bicyclette construite par son ami Juzan : "roues égales de 0,75 m à fins rayons tangents, d'une chaîne à rouleaux, de moyeux et d'un pédalier à billes réglables, d'une selle ajustable plus haute que le guidon, d'une direction à douille penchée vers l'avant". Qui dit mieux ? (à ce moment-là…) 

 

 

 

            Cette datation « septembre 1884 » paraît « peu plausible » à l’auteur du « Petit Braquet », A. Rivolla. Ses arguments doivent être entendus : « pour la période 1885-1892 », on constate que les nouveautés techniques en matière de vélocipédie intéressent fortement la rédaction (du « Veloce-Sport ») qui s’en fait régulièrement l’écho (…), alors on peut se demander pourquoi, dans l’hypothèse où cette machine a véritablement été conçue en septembre 1884, il n’en a pas été fait écho avant le 19 novembre 1885 ». A la lecture du « Veloce-Sport », on constate, en effet, l’intérêt que porte ce journal aux recherches et aux inventions de cet artisan-coureur. Pourquoi, s’il s’est agi de l’invention de la « bicyclette moderne », ne pas l’avoir aussitôt proclamé ?

Nous l’avons exposé précédemment : Duncan est le propagateur en France du « safety » et ses amis de Civry et Médinger ont déjà « enfourché » ces nouvelles machines. Juzan a couru avec eux. Au début de l’année 1885, le « Stanley Show » à Londres a exhibé de nouvelles machines. Le brevet de la « Rover Safety Bicycle » de John Kemp Starley est déposé le 30 janvier 1885…

 

 

             A Bordeaux, la journée Georges Juzan, le 3 juillet 1949 :

 

 

            En 1977, J.F. Mézergue, dans « Sud-Ouest Dimanche » renforce la croyance : « 1885, le Bordelais Juzan créait la bicyclette ».

            Dans « Archives du vélo » (1998), J. Borgé et N. Viasnoff publient d’entrée un pamphlet signé Maurice Martin : « Ne nous laissons pas voler l’invention de la bicyclette », daté de 1926, dans lequel l’inventeur de la « Côte d’Argent » ne craint pas d’affirmer que « J.K. Starley ne saurait donc passer dans l’histoire industrielle comme le véritable inventeur de la bicyclette au sens vigoureux du mot ». Un peu plus loin, après avoir rappelé que Bordeaux peut être considéré comme « le berceau du cyclisme français… en raison de sa propagande vélocipédique…», Maurice Martin affirme au sujet de Juzan : « dès 1884, il m’en avait parlé ».

 

 

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 Quelques titres inspirés par Maurice Martin… mais, il y était...

 

 

 

            C’est, vraisemblablement, sur un tel témoignage que Louis Bonneville – présenté comme « une personnalité sérieuse de l’automobile d’alors » par Cl. Reynaud, dans « l’Ere du Grand Bi » (2011) – s’appuie pour exposer « l’invention » de Juzan dans « le Vélo, fils de France » en 1938.

Un sentiment renforcé par la fameuse journée du 3 juillet 1949, au cours de laquelle la ville de Bordeaux et « les cyclistes du sud-ouest » célèbrent le centenaire de la naissance du Bordelais Georges Juzan ». Une manifestation d’ampleur initiée, organisée et dirigée par la mairie, la Chambre de commerce, le Comité de Guyenne, la F.F.C. et le journal « Sud-Ouest ». Le matin, une sorte de rallye avec défilé terminal dans Bordeaux rassemble mille cyclistes des Charentes, de la Dordogne, de la Gironde et des Landes « dans un ordre remarqué et une discipline impeccable » pour les conduire rue de Bel-Orme où, à 11h 30, le général Chaban-Delmas, député-maire de Bordeaux, inaugure une plaque témoignant de l’hommage de la ville de Bordeaux et des cyclistes du sud-ouest à la mémoire de « cet artisan d’une modestie rare, d’une honêteté totale… » (Sud-Ouest, 05/07/1949 !.

Notons aussi que six constructeurs bordelais : Cazenave, Elvish, Joulin, Peugeot, Reboul et Verdeun, ont offert chacun une bicyclette de leur marque d’une valeur de 1500 francs, tirées au sort parmi les participants.

L’après-midi, sur la piste du vélodrome municipal, se dispute le Grand Prix de Bordeaux de ½ fond avec Frosio, Lesueur, Meuleman, Lemoine, Martino, Heinemann, Fournier et Claverie. Le journal conclut à « un triomphal succès de la Journée Georges Juzan ».

Plus près de nous, un autre article du journal « Sud-Ouest » signé « Cadish » ( Richard Zeboulon) circule sur internet (le site : « invention europe »), ravive la légende et relance le débat : « Le petit Juju » disparaîtra à l’âge de 63 ans dans un quasi-dénuement sans avoir eu les moyens de faire breveter son invention repérée par les grandes marques de cycle : Rudge, Humber, Gauthier à Saint-Etienne… »

            A juste raison, A. Rivolla s’étonne : « pour une raison que l’on ignore, notre homme qui s’est pourtant tant investi, disparaît des résultats ». La seule trace qui nous reste, c’est cette étrange participation au Bordeaux-Paris de 1891 (il a 42 ans) qu’il terminera 20ème et dernier, arrivant hors délais en 135h 58’ 32’’. Au-delà du fait anecdotique, n’était-il pas déjà dans cette aventure qu’il mène ensuite à partir de 1893 avec le Talençais Buchin sous l’appellation « Caotchoucs pneumatiques, système CNM » ? Cette fois-ci, un « brevet d’invention vélocipédique » a été déposé le 15 juin 1891. D’ailleurs, « Veloce-Sport » ne l’ignore pas : « M. Juzan, constructeur bordelais va s’engager dans Bordeaux-Paris dans le but de prouver la parfaite efficacité d’un nouveau système de pneumatique de son invention… » Quand on sait qu’il s’agit de la première grande course sur route (après Paris-Rouen 1869) et que, quelques mois plus tard,  Paris-Brest-Paris met en scène au final le vainqueur Charles Terront qui a « monté » le nouveau « Michelin démontable » devant son second, un autre Bordelais Jiel-Laval, qui lui court sur « Dunlop »… on comprend, alors, les enjeux qui, déjà, à l’arrière-plan de la compétition mobilisent toutes les énergies…

 

 

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 Le "Veloce-Sport" organe de presse du Veloce-Club Bordelais accueille quelques publicités. Il fait la part belle aux productions anglaises et la place réservée au "constructeur-mécanicien" semble écrasée par le poids des selles et autres sacoches...

 

 

              . Dans l'atelier du vélociste :

 

 

            Au vu de ce qui vient d’être recensé, nous sommes fondés à entendre les voix qui disent à propos de « Georges Juzan » : « le prototype de cette noble et courageuse race de l’artisan français… petit mécanicien inventif … (R. Labbe, S-O du 03/07/1949) et, aussi, Jacques Seray :  « malheureusement, Juzan n’était ni industriel, ni banquier ! » (1998). Par ailleurs, il est évident - mais trop peu souligné – que Juzan appartient au « milieu  du vélo », lequel existe déjà avec ses courses, ses coureurs, ses dirigeants et quelques organes de presse. C’est un univers relativement fermé, à l’image de l’atelier du vélociste. Un endroit où plusieurs discours échangent leurs paroles, leurs informations et leurs conseils, pendant que la mécanique se fait et se contemple comme dans ce geste bien connu, où le mécano fait tourner une roue sur son axe pour jauger sa rectitude ou se réjouir de ce mouvement huilé. Les différences sociales ou linguistiques s’effacent dans cet espace clos : il n’est plus question de savoir si H.O. Duncan a des origines aristocratiques comme son ami F. de Civry qui, lui, parle anglais. L’atelier du vélociste est une sorte d’antichambre de la course future et chacun y vient chercher la meilleure machine, tandis que le mécanicien recueille attentivement les confidences et les remarques.

 

            Enfant de père inconnu, probablement bien formé à ce travail manuel par son oncle lui-même mécanicien, le jeune Juzan expérimente et fabrique dans cette période charnière où Grand Bi, tricycles et bicyclette se succèdent, alors qu’autour se déroule la « révolution industrielle ».

Qu’il nous soit permis de rapprocher deux informations, sans autre intention que celle de prolonger la réflexion :

 - le 13 mars 1883, un jugement de faillite est prononcé à l’égard de Pierre Gustave Georges Juzan (publié aux Archives commerciales de France) ;

 - lors du record de novembre 1885 - et c’est Cl. Reynaud qui apporte ces « quelques précisions susceptibles de corroborer la thèse de Bonneville » (elle-même appuyé sur le témoignage de M. Martin) : « Ce jour-là se trouvaient parmi la centaine de velocemens spectateurs les agents des marques de cycles les plus prestigieuses : Rudge, Humber… » (L’ère de Grand Bi, 2011).

 

            Le 2 juillet 1879, Pierre Gustave Juzan avait épousé Céleste Wathar  (née en 1855), qui demeurait rue Porte-Dijeaux où son frère, Auguste, était chapelier. Ils ont eu un fils, Jean Juzan, lequel, au moment du décès de son père, le 25 juin 1912, était âgé de 30 ans et exerçait la profession de mécanicien, 88, rue Solles, à Caudéran.

 

 

 

 

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Céleste Wathar  (1855-1934) et son petit-fils Jean-Pierre (1912-1993).  Cette photo a été donnée à Francis Baudy par Christiane Juzan en juillet 2012. Nous le remercions de nous l'avoir confiée. On peut lire dans le "Petit Augustin" n°33 (Sept-Oct. 2012) l'article qu'il consacre à Georeges Juzan. 

 

 

 

 Que soit, ici, remercié Francis Gonzalez (« Naissance des sports en Gironde », Le Festin et le Cdos Gironde, 2011) pour son aide précieuse.

 

 

 

 

 

                                         Addendum (3 juin 2017)

                                   

 

 

            Le 2 avril 2017, « ils » ont recommencé : les fidèles au souvenir de Georges Juzan se sont rassemblés dans la petite rue qui porte son nom, quartier Saint-Augustin à Bordeaux, autour de sa petite-fille, Henriette Guidon. En effet, après la publication sur « memovelo » de Pierre-Gustave, dit « Georges » Juzan (1849-1912), Francis Gonzalez (« La naissance des sports en Gironde, 2011) avait cru pouvoir conclure (provisoirement) : « finalement, il n’y a rien de nouveau ! » C’était, peut-être, faire peu de cas de l’apport d’Alain Rivolla (« Le petit Braquet »), auquel nous avions largement fait référence pour tenter d’élucider la question : qui est vraiment l’inventeur de la bicyclette moderne ?

            Chemin faisant, nous avons reçu le courrier de Steeve Gallizia, lequel, depuis le Pôle des archives numériques de l’INPI (Institut National de la Propriété Industrielle), nous a fait profiter de ce qu’une recherche portant sur le nom de Juzan révèle comme contenu au sein des « archives nationales de la création technique » (INPI).

Et, dans un premier temps, nous avons découvert que le Bordelais Juzan avait déposé huit demandes de brevet d’invention ou d’addition, entre 1891 et 1900. Nous n’y avons pas trouvé la fameuse « bicyclette moderne », dont Larsonneur, l’auteur du dessin, avait annoncé « inventée et construite en septembre 1884 ». Or, l’on sait que Lawson, déjà en 1879, avait déposé un brevet pour un engin « équipé d’une transmission par chaîne du pédalier vers la roue arrière », et toute l’Angleterre  revendique l’invention de la bicyclette moderne par J.K. Starley en 1884 (le « Rover Safety »).

            Mais, il faut savoir aussi que les Anglais, par une loi sur les inventions (patents) datée de 1623, ont pensé – bien avant nous – la protection des inventeurs. Dans le remarquable « Guide des archives de l’INPI » (« Aux sources de la propriété industrielle », Paris INPI, 2002), on apprend que « avant la Révolution française les auteurs d’invention ne sont pas reconnus de droit ». Après 1789, « dans un même mouvement, les libertés de parole, de culte, de la presse, de l’industrie sont reconnues ». C’est la loi du 25 avril 1791 qui met officiellement en place les brevets d’invention, lesquels stipulent « un monopole exclusif pour leur exploitation ». Néanmoins, quelques ambiguïtés demeurent. C’est le premier déposant qui l’emporte (il faut donc bien connaître la procédure) et « quiconque apporte le premier en France une découverte étrangère, jouira des mêmes avantages que s’il en était l’inventeur ».

            La loi du 5 juillet 1884 met en place « un code des inventeurs ». Désormais, il y a un seul type de brevet d’invention. Jusque-là, 17 288 brevets ont été déposés en France de 1791 à 1844. Les déposants ne peuvent s’adresser directement au ministère mais doivent obligatoirement passer par les préfectures pour formuler leur demande. Celle-ci est constituée d’un dossier qui contient une description et des dessins. Une taxe, aussi, doit être versée.

Par exemple, dans la période qui va de 1791 à 1844, au chapitre « Machines et procédés », on découvre le brevet déposé par Louis-Joseph Dineur (le 17/02/1818) pour la « Draisienne », dont on sait qu’elle est l’invention du baron Drais von Sauerbronn, habitant de Karlsruhe. Ainsi, John Boyd Dunlop, vétérinaire écossais, a déposé un brevet en France, le 1/10/1888 pour des « pneumatiques pour vélocipèdes et grands-bis » et, en 1889, il accorde une licence au constructeur français Clément. Un peu plus tard, en 1893, un autre Allemand, Rudolf Diesel dépose un brevet de moteur et, en 1895, les frères Lumière déposent un brevet pour le cinématographe.

 

 

Brevet d'I. Juzan 1.jpg

 Le premier brevet d'invention, déposé le 24 janvier 1891, par Dame G. Juzan et le S(? )Buchin, 11, rue Roland à Bordeaux, accordé pour  15 ans.

 

 

 

 

 

           . Demande de brevets ou certificats d’addition déposés par P.G. Juzan :

 

 

 

            -  Brevet d’invention déposé le 24 janvier 1891 pour « tubes bandages pneumatiques multiples en caotchouc vulcanisé pour roues de voiture et vélocipèdes »

            - le 20 juin 1891, certificat d’addition au brevet du 24 janvier 1891

            - le 26 mai 1893, nouveau système de bandage pneumatique

            - le 29 novembre 1897, avant-train applicable aux tricycles à pétrole, pour les convertir en quadricycles à plusieurs places à volonté

            - le 30 janvier 1898, nouveau système de moteur à gaz ou à pétrole

            - le 5 novembre 1898, nouveau changement de vitesse multiples

            - le 12 août 1899, certificat d’addition à nouveau changement de vitesses multiples

            - le 4 septembre 1900, nouvelle enveloppe de sûreté pour bandages pneumatiques.

 

 

Brevet d'I. Juzan 6.jpg

 Le dernier brevet d'invention, daté  de 1900. Il est signé "G. Juzan" et porte mention de l'adresse : 50, chemin de la Jalle à Caudéran.

 

 

 

            Dans les demandes émanant de « Georges » Juzan, nous retrouvons d’abord, en 1891, un brevet d’invention pour « tubes bandages pneumatiques concentriques multiples et mobiles en caotchouc vulcanisé » et, ce qui est à relever, « pour roues de voitures et vélocipèdes ». Cette nouvelle orientation (l’invention d’Edouard Michelin est datée de 1891 pour les bicyclettes et de 1894 pour l’automobile), comme sept autres demandes jusqu’en 1900, montre que Juzan – en quelque sorte saisi d’une fièvre de brevets – a une activité manifeste d’inventeur-ingénieur.

Très vite après le « camouflet » à propos de la « bicyclette moderne », cette recherche créative se développe dans d’autres directions que celle du cyclisme proprement dit. Ces nouvelles pistes vont rapidement mener à l’automobile (pneumatiques d’abord, puis moteur et changement de vitesse…).

 

 

 

Brevet d'I. Juzan 5.jpg

 1898 - " Plans du moteur à essence de pétrole lampant, gaz etc.  etc. à l'industrie, à la navigation et aux chemins de fer  etc. etc."

  

 

            Les processus de l’invention et de la création (tout comme ce que révèle ou suscite le plagiat dans les domaines artistique, intellectuel ou littéraire), aujourd’hui étroitement encadrés et surveillés, restent toutefois l’objet d’interrogations, parfois pertinentes, sur les lieux (aires culturelles), les époques (les idées ou représentations du temps) et les relations de communication entre l’espace et le temps (lesquelles évoluent aussi avec les moyens technologiques). Ainsi, en 1983, la société alors nommée « LOOK-cycles » récemment reprise pas Bernard Tapie, lequel s’investit dans le cyclisme avec Bernard Hinault, dépose un brevet pour ce qui est désormais banal : la pédale automatique. Certains historiens n’en finissent plus d’admirer le « bond fantastique » accompli depuis l’invention de la pédale, attribuée aux Michaux père et fils, autour de 1865. Or, il s’agit de la transposition d’un mécanisme de fixation de la chaussure emprunté au domaine du ski (la société « LOOK » fabrique des fixations de ski alpin depuis 1956). 

 

 Brevet d'I. Juzan 4.jpg

1898 - "Parties diverses du mouvement de changement de vitesse   Juzan  suite (…)"

 

 

 

 

 

 

 

Nos remerciements à  M. Steeve Gallizia - Institut National de la Propriété Industrielle - Pôle des archives numériques.

 

 

 

 

 

 

 

 

 



10/02/2017
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