Joseph-Marie-François LAVAL, dit JIEL-LAVAL (1855-1917)
Joseph-Marie-François LAVAL (1855-1917) dit JIEL-LAVAL
« C’était hier que demain sera un autre jour », Regis Debray, « L’angle mort », 2018
En septembre 1934, Bordeaux et sa région accueillent la Xème fête fédérale de l’U.V.F. A cette occasion, Gabriel Belliard rédige «Le livre d’or du cyclisme girondin», lequel – aujourd’hui encore – constitue l’archive première du cyclisme dans notre région. L’auteur, présenté comme «membre de l’U.V.F. » et « archiviste de l’U.C.I.», est aussi le directeur de l’Ecole de la Glacière à Mérignac. Il est des mémoires plus fragiles…
L’ouvrage compile de manière exhaustive les résultats des premières courses, les différents records, pistes, épreuves, coureurs ou personnages des débuts de ce qui, alors, se nomme « la vélocipédie » et, pas encore le « cyclisme ». La F.F.C. (fédération française de cyclisme) est le nom donné en 1941 à l’U.V.F. (union vélocipédique de France) créée en 1881.
S'il fallait aujourd'hui monter une telle galerie de portraits pour résumer l'histoire du cyclisme à Bordeaux sur un siècle (par exemple 1878- 1978) qui devrions-nous retenir et, surtout, qui ne faudrait-il pas oublier ?
Un peu plus de cinquante ans plus tard, le journal « l’Athlète moderne » offre sur sa première page une galerie de portraits parmi lesquels on peut reconnaître les grands dirigeants ainsi que quelques-uns des coureurs les plus en vue de l’époque (H. Bellivier, R. Chazaud, Cassignard, R. Lapébie, A. Tournié…). Au sein de ces 27 photos, il est encore possible de retrouver quelques grands pionniers du sport cycliste en Gironde (M. Martin, R. Doléac, E. Tauriac, R. Hüe, R. Abadie. C. Passet, A. Tardieu, C. Lanusse, H. Longau…).
Parmi toutes ces figures familières au milieu du cyclisme, il en manque une en particulier : celle de Joseph Laval, dit « Jiel-Laval » (1855-1917). Peut-être conscient de cet oubli, Didier Rapaud publie en 2005 ce que la presse angevine qualifie de « Vélobiographie très vintage » (c’est à Saumur qu’a lieu désormais l’«Anjou vélo vintage») : « Le temps de la vélocipédie (1876-1892) ou l’inoubliable Jiel-Laval ». Un homme qui est au commencement du « Véloce Club Bordelais », successivement coureur, commissaire et organisateur de course puis commerçant dans le centre-ville de Bordeaux, associé au « premier automobiliste bordelais » (Paul Legendre), membre fondateur de l’Automobile Club Bordelais, enfin, présent aux débuts de l’aviation.
Il s’agit donc d’une figure typique de ces sportsmen de la fin du XIXème siècle qui vivent et développent l’idée du sport, du grand air, de la vitesse et de l’élan.
Bordelais d’adoption :
De son vrai nom, Joseph-Marie-François Laval, ensuite appelé Jiel ou Jiel-Laval ( : J. L. les deux initiales) est né à Saint-Junien le 26/11/1855 dans le faubourg du Pont-Levis. Son père, Gabriel Laval, est maréchal des logis à la gendarmerie de cette ville (T. Granet dans le « chercheur d’or », n°64, 12/2016). C’est en suivant son père et les aléas de sa carrière dans la maréchaussée qu’il découvre le vélocipède à Angers.
A quatorze ans, le profil de l’adolescent (dos convexe, poitrine concave) ne rassure pas ses parents, car l’époque s’alarme de la phtisie à quoi on substitue bientôt la peur de la tuberculose. Or, à la fin du Second Empire, donc après la guerre de 1870, la France s’éveille à la vélocipédie. Certes, peu après l’invention de la pédale par les Michaux père et fils, il y a déjà un Anglais, James Moore, qui remporte ce premier « ville à ville » entre Paris et Rouen (123 km). Et, « tout le monde ou presque » a pu admirer l’image de cette première course féminine dans le Parc Bordelais en 1868, dont la gagnante ne concède que son prénom : Louise (qui n’est pas tout à fait celle chantée par Gérard Berliner et, pas plus, l’héroïne du film d’animation de J.F. Laguionie).
Jiel-Laval adhère au Véloce Club d’Angers le 1er juillet 1875. Ainsi que le rapporte G. Belliard, c’est en 1874 que le club d’Angers est fondé, soit quatre années avant le Véloce Club Bordelais. Les premières courses sont organisées dès 1867 et le Grand Prix d’Angers constitue « la doyenne de nos plus anciennes épreuves classiques ». Jiel aurait participé à sa première course à 21 ans sur un « Pennyfarthing », nom donné par les Anglais au bicycle que les Français, eux, nomment le « Grand Bi ». En effet, à partir de 1870, s’ouvre l’ère du Grand Bi caractérisé par « l’augmentation du diamètre de la roue avant, demandé par les coureurs pour accroître leur vitesse » (C. Reynaud, L’ère du Grand Bi, 1870-1890, Domazan 2011). Cette même année (1876), Jiel participe à la course Angers-Tours-Angers (220 km) remportée par Tissier de Chambéry en 11h 27’.
Il y a alors peu de courses sur les grandes distances. Ce sont plutôt des réunions qui offrent plusieurs courses au programme selon les types de machines ou les catégories de coureurs, et les distances s’apparentent à celles de l’hippisme, d’où la naissance des pistes, bientôt des vélodromes. Angers est particulièrement célèbre pour sa réunion de deux jours sur le Mail (l’équivalent des Quinconces à Bordeaux). En 1876, Jiel-Laval se classe 6éme d’un championnat de l’Ouest, dont le vainqueur met 6’ 10’’ pour parcourir 2800 m.
Aucune des sources que nous ayons pu consulter n’a pu nous éclairer sur les raisons qui, brusquement, amènent Jiel-Laval, en 1877 à Bordeaux. Mais, à 22 ans, exerçait-il déjà cette profession à Angers ? ou bien sont-ce ses rencontres dans le monde de la vélocipédie qui l’ont mené des pays de la Loire sur les rives de la Garonne?
Ses origines (né à St. Junien, ville de ganteries, tanneurs et papéteries) expliquent sans doute que, dans son commerce, au 32, rue Ste Catherine, à Bordeaux, il est surtout question de gants et, aussi, de vêtements pour les velocemens, mais pas encore – semble-t-il – de cycles.
Dans « Les premiers temps des véloce-clubs » (L’Harmattan, 2003), Alex Poyer écrit : « le presque demi-siècle qui s’étend du Second Empire finissant à la veille du premier conflit mondial nous confronte aux pionniers, ceux qui inventent, puis à leurs héritiers directs qui développent une nouvelle forme de vie associative, de «sociabilité quotidienne» selon l’expression de M. Agulhon ». C’est le cas de Jiel-Laval qui, en compagnie de Berthomé, O. et F. Maillotte, R. Bertin et Brouillet, fonde en septembre 1878 le Véloce Club Bordelais. Et Belliard ajoute : « une mystique animait les apôtres de cette société qui avait pressenti le prestigieux développement du cyclisme ».
Le 19 décembre 1888, dans l’amphithéâtre du cours de philosophie de la Faculté des Lettres, le Dr. Tissié, assisté de M.M. J. Addison, M. Martin, M. Lanneluc-Sanson, F. Panajou, A. Espinas, fonde la « Ligue girondine de l’éducation physique » avec l’appui du recteur H. Ouvré, dont le but est « la culture physique, base naturelle et scientifique de tout sport ». La relation de Jiel-Lav al avec le médecin du Véloce Club Bordelais, le Dr. Tissié (1852-1933), lequel vient de soutenir en 1887 sa thèse sur « les Aliénés voyageurs, essai de médico-psychologie » est souvent ignorée, à tort. Dans « Psychology gets in the game : sport, mind and behavior, 1880-1960”, C. D. Greene nous enseigne que Ph. Tissié fut le”psychological and physiological coach » de Jiel-Laval, dont il étudie les épreuves mentales lors des courses qu’il dispute. On comprend mieux, alors, la présence du Dr. Tissié un petit matin du mois de mai 1891 place Stalingrad au départ du premier Bordeaux-Paris. D’ailleurs, C.D. Greene croit pouvoir affirmer que Jiel-Laval semble avoir été « the first athlete to be studied in a sport psychological research… »
Ce que l’on appelle le « mouvement sportif » qui s’élance dans les dernières décennies du XIXème siècle, en France et à Bordeaux en particulier, doit tout à ces pionniers. Ainsi, Jiel-Laval est aussi l’organisateur de la première course proposée par le V.C.B., le 27 août 1879, sur le parcours Bordeaux- l’Alouette par Pessac (15 km). Cette course est dotée par l’organisateur de six médailles vermeil pour les six premiers, mais aussi d’une médaille commémorative pour tout participant terminant le parcours en moins de 40’. Certes, il n’y a que 11 concurrents au départ et quelques incidents à l’arrivée, mais « J.L. » est cependant 2ème en 34’12’’.
Entre 1880 et 1890 : commerçant, coureur amateur, dirigeant, organisateur et commissaire
En France au début des années 1880, trois coureurs remportent la plupart des courses. Ce sont : Frédéric de Civry, Paul Médinger et Charles Terront. Ainsi, au terme de l’année 1883, de Civry totalise 30 victoires, Médinger 35 et Terront 29.
En 1880, Jiel-Laval, qui a 24 ans, court sur bicycle, une machine encore instable et il organise en août deux épreuves, l’une à Gradignan et l’autre à Arcachon. Dans «le temps de la vélocipédie (1876-1892) », Didier Rapaud mentionne les courses organisées aussi par le V.C. Réolais et il adjoint une affiche annonçant pour le jeudi 6 mai le programme des quatre courses de vélocipèdes. La société fondée en 1879 par Léon Saint-Faust (le V.C. La Réole, soit un an après le Véloce Club Bordelais) fait partie des 12 sociétés qui ont fondé l’Union Vélocipédique de France en 1881.
Or, Léon Saint-Faust est l’un des protagonistes du débat qui s’instaure dès le congrés fondateur sur la classification des coureurs. Dès la fin du XIXème siècle et les débuts de la vélocipédie, le problème du professionnalisme en sport est posé. Léon Saint-Faust souhaite supprimer les prix en argent pour les amateurs et, bien avant Georges Magnane (Sociologie du sport, 1964), Raoul Richard dans la « Revue des Sports » affirme que « pour être amateur (…) il faut avoir des rentes »…. «impossible autrement » et que « la décision qui vient d’être prise (…) diminuera encore le nombre (des coureurs) ».
Le 12/11/1881, la circulaire de l’U.V.F. opère une distinction entre les amateurs de 1ère série qui ne participent qu’à des courses dotées de prix en objets d’art et de médailles, et ceux de 2ème série qui prennent part à des courses où les prix sont en argent.
1881 est l’année de Fréderic de Civry. A 20 ans, professionnel, il est champion de France de vitesse, court sur Grand Bi et rempote 33 victoires sur 35 courses effectuées. Quant à lui, Jiel-Laval court dans sa région : à La Réole, il termine 2ème derrière Tessier (1er du 1500m en 3’ 50’’) et, un mois plus tard, il est encore 2ème à Podensac, d’une course disputée sur 2700 m.
Dès 1882, deux remarques s’imposent :
- Les épreuves vélocipédiques sont plus nombreuses et mieux dotées en province qu’à Paris
- Une autre distinction classe les coureurs en deux catégories : les juniors et les seniors. Il ne s’agit pas encore de catégories d’âge, mais le classement dans l’une ou l’autre de des deux catégories s’opère en fonction des résultats obtenus.
Pendant ce temps, Jiel-Laval, le bras en écharpe après une chute, officie comme commissaire pour le V.C.B.
1883
En début d’année, lors du 6ème Stanley Show à l’Albert Hall de Londres, sur les 522 machines exposées, 289 sont à trois roues et 233 à deux roues. La maison Singer de Coventry s’immisce dans le dilemme entre tri- et bicycles et propose son « Extraordinary » qui se veut une machine de sûreté pour lutter contre l’appréhension de tomber en avant.
A Angers, le 6 mai, Ch. Teront remporte la course de fond sur un bicycle « Clément » de 1, 32m et 12 kilos. Il réalise une moyenne de 23,910 km/h sur six heures.
Grenoble a désormais le vélodrome le plus beau de France et, à Bordeaux, fin juin place des Quinconces devant 15000 personnes, Terront et Médinger s’inclinent devant Wood dans l’internationale de 25 km.
Jiel-Laval, qui a recommencé à courir, gagne deux fois en juniors et obtient de nombreuses places d’honneur à Castelnau, à Rochefort, à Bordeaux (4ème de l’épreuve de tricycles derrière Terront et de Civry) et, encore, à Bergerac (3ème à 20 m du vainqueur, de Civry, puis Terront, dans l’internationale tricycles).
1884
En Angleterre, la maison « Rudge » de Coventry donne le ton. Le coureur français de Civry est équipé par ces cycles. Certaines machines de course pèsent à peine 11kilos. Et, la production s’oriente de plus en plus vers un bicycle de sureté, dont la roue avant devient inférieure à 1 m, ce qui augmente la proximité du sol pour les pieds.
En France, entre 1881 et 1883, le nombre de courses est doublé en deux ans et le sud-ouest (Bordeaux-La Réole-Pau) apparaît comme une terre de vélocipédie. A 28 ans, « J.L. » est présent à maintes reprises dans la région, mais aussi à Cahors (2ème de l’internationale tricycles sur 8800 m), à Angers (au Mail, pour la course de grand fond avec les ténors de l’époque, lâché, il abandonne), à Pauillac (deux fois 3ème), à Agen (3ème en tricycle), à Castillonès (3ème derrière Médinger et Krell), à Blaye (2ème du handicap bicycles derrière H.O. Duncan), à Pau (2ème à un quart de roue de Laulan), à Rochefort, il gagne et à Biarritz, en octobre, il obtient deux nouvelles victoires.
1885
Dans « Véloce Sport » on explique » que le mot « vélo » est un diminutif familier du nom «véloce », lequel s’est extrait de l’expression « vélocipédie ». Mais, le choix de la machine hésite encore entre bicycle et tricycle. Deux considérations s’opposent : la vitesse ou la sécurité ?
Jiel-Laval, désormais trentenaire, possède maintenant un commerce « florissant » (D. Rapaud). Il est, de surcroit, commissaire de courses pour le Véloce Club Bordelais. Les championnats de France ont lieu à Bordeaux au mois de mai. La course de vitesse sur bicycle se dispute sur 10 000 m, mais elle est, en fait, très lente. Des incidents ont lieu dans le dernier virage et de Civry pose une réclamation contre Médinger, lequel est déclassé à la deuxième place, mais le titre de champion de France est « réservé ».
Au mois de juin, à Périgueux, Juzan l’emporte en 5’ 25’’ sur Jiel à 25 m. A Bordeaux, il y a une réunion « à la lumière électrique sur une piste de 500 m blanchie à la sélénite. Jiel s’y classe derrière de Civry et Duncan.
Fin juillet, « J.L. » se rend en bicycle à Etauliers et se classe 2ème de la course remportée par Laulan (57 km en 3h 10’), puis il revient à Bordeaux toujours en bicycle (arrivée à 22h 45’).
En août, il se classe encore à St. Loubés et à Rauzan. En septembre, il court en tricycle à Arcachon et à Barbezieux. Outre Laulan, de nouveaux noms viennent étoffer l’adversité : Dubois, Vidal, Henri et Louis Loste…
1886
Bordeaux a maintenant une piste. Située sur l’ancien champ de manœuvres de Saint-Augustin, elle mesure 380 m à la corde. Le 23 mai, le championnat de France de fond est remporté par Eole (Belge) en 2h 20’ pour 50 km. Au cours de la réunion, Jiel se classe 4ème du handicap bicycles disputé sur 500 m.
Début juin, à Angers, il se classe encore 4ème de l’internationale bicycles remportée par Charron et, trois jours plus tard, il est 6ème de la course de 4 heures remportée par Terront (104 km) devant Béconnais (102,5 km). Il a parcouru, quant à lui, 100,5 km.
A Angers, Agen, Mont-de-Marsan, Pons et Bordeaux, il se mêle aux champions du moment : Duncan, Terront, Charron, de Civry… En vétérans, il remporte plusieurs courses de tricycles.
1887
Le V.C. Bordelais est le premier club de France avec 300 membres. Depuis un an, il possède une piste permanente. Quatre autres sociétés dépassent la centaine d’adhérents : Bergerac (155), Grenoble (152), Agen (151) et Pau (Vélo Club Béarnais, 107).
Après la « révélation » du Rover Safety et l’invention de Juzan (1884-1885), le milieu vélocpèdiste commence à se convertir à la bicyclette. La plupart des marques anglaises (Starley & Sutton, Herbert & Cooper, Singer…) se mettent à fabriquer le « Safety » type Rover et elles achètent des pages entières de publicité dans le « Véloce Sport ».
Jiel-Laval, qui est considéré comme le capitaine de route du V.C.B., monte désormais une « bicyclette ». Il est surtout commissaire et juge à l’arrivée et, en fin de saison, il est proposé au titre de l’U.V.F. comme consul régional pour le sud-ouest.
Entre les deux champions de France (tricycles et bicycles) de Civry et Médinger, Béconnais s’affirme à Angers dans l’épreuve de fond de 4 heures, tandis qu’à Bordeaux montent Henri Loste (de Bègles) et Henri Fol ( : Darjac de Vayres), tous deux licenciés au V.C.B.
1888
Le 26 mai, le Véloce Club Bordelais organise une exposition à laquelle participent de nombreux fabricants anglais, au premier rang desquels se trouve RUDGE, qui expose dix machines, dont celles de course pèsent entre 8 et 9,5 kilos ! Côté français, la maison CLEMENT (fondée en 1879) expose trois bicycles, six tricycles et une bicyclette. De son côté, PEUGEOT expose une bicyclette et un tricycle. Sur son stand, Jiel-Laval expose costume, maillots, casquettes et gants.
Le 4 juin, la réunion sur la place des Quinconces a lieu sous une chaleur accablante et une température « sénégalienne ». Le starter, Jiel-Laval, victime d’une insolation se trouve mal ! Les soins lui sont prodigués par le Dr. Tisssié au moyen de morceaux de glace.
Cependant, à 33 ans, Jiel court toujours. Il s’est déjà classé 8ème à 8 km du vainqueur Jules Dubois dans l’épreuve de fond d’Angers. Après cette insolation, il reprend le 8 juillet et se classe 3ème dans la grande internationale à Saintes, derrière Médinger et Laulan (de Blaye). Une semaine plus tard, à Rochefort, sur une piste de 300m « assez défectueuse », Jiel-Laval « refait surface » et il gagne la course locale des vétérans en 10’ 43’’ pour 4200 m.
« Pour mettre pied à terre, remiser, transporter… la bicyclette n’a pas d’égal, il ne lui reste qu’à devenir confortable… » (D. Rapaud), mais des résistances s’exercent encore. Ainsi, Terront devient champion de France sur tricycle Humber et relègue Médinger sur bicyclette à 10’…
Or, cette année-là, un vétérinaire irlandais, J.B. Dunlop invente le « pneumatique », dont il dépose le brevet le 7/12/1888.
De son côté, Jiel s’oriente vers les records (un code a été établi par l’U.V.F. en 1883, puis en 1886). Le 9 octobre, en compagnie de Giraud, ils établissent le record du monde des 50 km sur tricycle tandem en 2h 4’ 10’’ (le tandem de marque Rudge pèse 40 kg !). Suivent les records des 100 et 200 km. Et, le 21 octobre 1888, il établit le record des 12 heures en effectuant 222 km (le record précédent était détenu par Chauvin avec 206 km), puis, le dimanche suivant sur la route Bordeaux-Agen, il s’attaque au record établi par Larroque (236 km), mais il échoue en raison – semble-t-il – des conditions atmosphériques défavorables.
A un âge ou d’autres cessent de courir (pour de raisons différentes, Médinger décède à 35 ans et de Civry à 31 ans), Jiel-Laval semble avoir trouvé sa voie sur la longue durée et sur les grandes distances. Il est, selon E. Gendry (les champions français, 1891) « coureur de fond par tempérament ».
1889
Après avoir gagné deux fois (bicycle et tricycle) sur la nouvelle piste de Cognac (400 m), Jiel se classe 6ème de la course de 4 heures d’Angers (sur 24 coureurs au départ). A Périgueux, il gagne sur tricycle devant Vidal et, le 5 juillet, il établit le record des 50 km sur bicycle de sureté en 1h 47’ 25’’ (ancien record : Laulan en 1h 49’ 34’’). Le 31 juillet, lors du championnat du V.C. B., il bat (en bicycle) « Drangissac » (il s’agit de Cassignard) d’un quart de roue.
Didier Rapaud s’enflamme, mais il écrit avec justesse : « à 34 ans, Jiel est devenu Laval, il a gagné en robustesse… sans se départir de sa modestie ».
Au début du mois de septembre, le championnat de France de fond se dispute à Longchamp. Il y a H.O. Duncan pour la maison Humber et de nombreux commerciaux anglais sont aussi présents. Un temps réticent, C. Terront y remporte sa première grande victoire sur la future « petite reine ». Jiel se classe 9ème, mais les observateurs ont remarqué son « allure de vétéran: invariable, bien réglée, sans fatigue apparente ».
Le 13 novembre, sur la piste de St. Augustin, il échoue encore dans le record des 12 h, mais il s’approprie celui des 150 km en 6h 10’ (soit 10’ de mieux que le précédent). Début décembre, à l’instar du fameux « Oxford-Cambridge » en aviron, des coureurs parisiens lancent un amical défi à 6 coureurs de province. Cela va s’appeler « le match des 12 » et les six provinciaux sont six amateurs du V.C.B. : Hovard, Tikeno, Lanavère, Drangissac, Duanip et Jiel-Laval. Le match est constitué par une course de vitesse en deux manches et une épreuve de fond (30 km) en deux manches, soit quatre courses dans lesquelles les concurrents s’affrontent 3 contre 3. Malgré la moyenne effectuée (32 km/h), la nuit tombe et Bordeaux est vaincu.
1890
Conseillé par le vice-président du V.C.B., le Dr. Tissié, Jiel-Laval s’attaque au record de France des 12 h sur route, détenu par Lanavère avec 239 km. Le 4 mai, contrarié par un fort vent, il échoue avec 224 km parcourus. Cependant, dans le grande course de fond de 4 heures à Angers, il termine 3ème derrière les frères Terront : 1. Charles Terront 103,2 km 2. Léon Terront, il y a 20 coureurs au départ.
Le 28 septembre, lors du championnat de fond du V.C.B., sur la route Bordeaux-St. Macaire, il bat le record de France des 100 km en 3h 57’ (12’ de moins que Lanavère). Enfin, le 19 octobre, il établit un nouveau record de France des 12 h sur bicyclette sur route avec 274, 415 km (ancien record : Larroque avec 261,415 km).
1891 : l’apogée de la carrière du coureur JIEL
« Le big-bang de la vélocipédie », ainsi que l’affirme Didier Rapaud, commence avec cette première course de longue distance sur route : Bordeaux-Paris (K. Dobb).
Dans notre article sur Maurice Martin, nous avons rapporté l’origine et les raisons qui ont amené l’apôtre de la vélocipédie et, plus tard, de la Côte d’Argent à proposer à son club, le Véloce Club Bordelais, cette nouvelle et grande organisation. Adepte des randonnées vélocipédiques et touristiques, Maurice Martin et quelques compagnons ont expérimenté en août 1890 le voyage de Bordeaux à Paris en huit jours. M. Martin a effectué ce voyage sur un tricycle New Phoenix de 23 kilos ! Jiel-Laval fait partie de l’équipée et, ensuite, il sera le maître d’œuvre de cette course, dont le but est d’abord de « frapper l’imagination des indifférents à le vélocipédie » (le Véloce Sport, 26/2/1891).
Il est l’âme de cette organisation que lui, le capitaine de route du V.C.B., conçoit d’une traite sur un parcours de 577 km avec signature à des points de contrôle. Il a le soutien du 1er club français et du journal, le « Véloce Sport » dans lequel M. Martin publie ses chroniques.
La date est fixée aux 23 et 24 mai 1891, car il s’agit de la nuit « vélocipédiquement la plus courte de l’année » (le soleil se couche à 20h44’ et il se lève à 4h 10’). Il s’agit d’une course internationale réservée aux amateurs et l’on sait (cf. Maurice Martin) que les Anglais vont rendre cette clause caduque (équipés et assistés techniquement par les marques de cycles et soutenus par des entraîneurs). Ils ont, dans leur pays, la pratique de ces courses sur de longs parcours (comme « John O’Groats – Last End »).
Cependant, Jiel-Laval, commerçant et organisateur, s’entraîne pour y participer. Le 23 mai 1891, il fait partie du peloton des 23 Français confrontés aux 5 coureurs anglais qui prennent le départ. On connaît le résultat : 4 coureurs britanniques occupent les 4 premières places et Jiel se classe 5ème en 32h 15’ à 5h 12’ du vainqueur G.P. Mills, qui a réussi la moyenne étonnante de 21,816 km/h.
Jiel (36 ans), « organisateur-participant », a plus que payé de sa personne. Ainsi, avant Coutras, les Anglais font fausse route. Il le peut encore, alors il les rattrape pour les remettre dans la bonne voie, le chemin de Guîtres. Cet épisode fournit l’occasion à Maurice Martin lors de l’éloge funèbre dédié à Joseph Laval de redire le fameux : « Messieurs les Anglais… »
A son arrivée à Paris, Jiel qui est le premier Français reçoit une ovation et des manifestations de sympathie. A son sujet, les témoignages convergent : « de belle humeur, la mine souriante, abominablement crotté, mais n’ayant pas l’air fatigué ». Une souscription est ouverte pour lui offrir un objet d’art. Holbein, l’Anglais classé second y prend part. Il écrit aux organisateurs : « J’ai le plus grand plaisir en vous envoyant, avec cette lettre, ma souscription en faveur d’un aussi bon sportsman".
On se rappelle les expressions choisies de Maurice Martin : « coup de clairon » et/ou « premier concert de fanfare organisé sur les routes de France », mais la surenchère viendra très vite de celui qui signe « Jean Sans Terre », autrement dit Pierre Giffard, le père de la « Reine bicyclette », qui lance au nom du « Petit Journal» en septembre 1891, la course « Paris-Brest-Paris ». A cette surenchère, répondra en 1903 l’organisation du premier Tour de France par Henri Desgrange au nom de «l’Auto ». H. Desgrange écrira un peu plus tard (l’Auto, 16/3/1917) : « Bordeaux-Paris en 1891, c’est l’entrée dans la gloire de la bicyclette ».
La bicyclette "Clément" de JIEL, équipée de la dernière version des pneus Dunlop (en 1891, Adolphe Clément, grand fabricant de cycles a obtenu la licence de fabrication des pneus "Dunlop" pour la France ). La bicyclette a été donnée au Conservatoire National des Arts et Métiers.
La surenchère inouïe : Paris-Brest-Paris
La presse quotidienne a, pour la première fois, découvert l’intérêt du public pour cette aventure vélocipédique qui a traversé – de jour comme de nuit – le pays. Or, le «Petit Journal », où Pierre Giffard officie, est lu quotidiennement par un million de lecteurs.
Le 11 juin 1891, il annonce la création d’un « Paris-Brest-Paris » long de 1200 km. Il s’agit d’une course nationale et « utilitaire », dans laquelle on n’a pas le droit de changer de machine. Le départ en sera donné le 6 septembre 1891.
Le 3 septembre 1891, « Jean Sans Terre » signe un édito, dans lequel il redit l’intention de « frapper l’imagination des masses par une très grande manifestation vélocipédique » et il prophétise que « la vulgarisation de ce moyen de transport (la bicyclette est qualifiée d’« instrument d’éducation physique ») équivaut à un «bienfait social ».
En quelques jours, il y a 400 inscrits. Les prix sont conséquents, ainsi le vainqueur reçoit une somme de 2000 frcs (à titre de comparaison, Garin, 1er vainqueur du premier Tour en 1903 touche 6125 frcs).
A Bordeaux, Jiel-Laval, qui a pu mesurer les effets d’une véritable préparation au contact des Anglais sur Bordeaux-Paris, décide d’être candidat. Aussitôt, il s’adresse au docteur Tissié, qui lui ordonne un régime très strict, dans lequel on relève l’injonction en partie surprenante de « boire le moins possible » (mais l’objectif semble être d’activer la salivation). Certes, pas d’alcool, ni de bière ou de limonade, mais de l’eau pure : « autant que possible se rincer la bouche puis rejeter sans avaler ». Les autres prescriptions s’attachent à la nourriture, au sommeil, à la gymnastique, la préparation physique et le massage. Une longue prescription traduit l’intérêt de Tissié pour la respiration. Enfin, par-delà les sudations, il convient d’atteindre « un poids égalant à autant de kilos que de centimètres… » (on fait beaucoup « mieux » aujourd’hui).
Conscient et motivé, Jiel s’y applique, mais il avoue : « la lutte fut un peu dure au début », car « j’avais tout à faire de ce côté-là ». Conciliant son activité professionnelle avec un nouvel emploi du temps, il s’octroît « généralement le soir (…) les jours de semaine, une heure de vélocipédie » et le dimanche, il accomplit des « excursions » entre 150 et 200 kilomètres. Le 8 août, avec un ami, partis de Bordeaux, ils roulent vers le parcours du futur Paris-Brest, dont il rejoint la route à Mortagne. Parvenu à Brest, il revient à Bordeaux par le train.
« Retenu par ses affaires personnelles », il sait bien que son entrainement vélocipédique est « réellement insuffisant pour une course de cette importance ». Il énonce alors une problématique très moderne, où il est question de jouer la qualité sur la quantité, en s’entrainant sur de courtes distances dans un temps très court. Et il observe : « avec cette seule préparation (j’ai pu) accomplir (les) 720 premiers kilomètres de Paris-Brest-Paris sans long arrêt et sans fatigue dans les jambes ».
A cette préparation physique s’ajoute une importante organisation matérielle. Elle consiste à établir un tableau de marche et opérer un choix d’entraineurs qualifiés. Jiel souligne l’importance morale de la présence de ces compagnons de route sur plusieurs plans : technique, ravitaillement, protection contre le vent et les incidents de parcours… Les entraineurs choisis par « J.L. » se nomment : Charron-Lamberjack-Arlaud-Fol-Echalié-de Clèves-Voigt-Meriolees.
JIEL-LAVAL (au centre, avec sa bicyclette) entouré par ses "entraîneurs" (de gauche à droite) : Charron-Lamberjack-Arlaud-de Civry (moustaches)-Fol-Jiel-Laval-Clément(équipementier)-Echalié-de Clèves-Merrillees-Voigt.
Côté bicyclette, Jiel monte un engin français de la marque « Clément » et son « directeur sportif », en quelque sorte, est le champion français F. de Civry. La machine est équipée de pneumatiques collés de marque « Dunlop ».
Le tableau de marche conçu par Jiel prévoit de faire le parcours de 1200 km en 78 heures. Cependant, il n’a jamais accompli une telle distance. Il se trompera de 2 heures seulement, alors que pour la première partie de Paris à Brest (il fait les 600 km en 33 h 4’), il ne se trompe que de 4 minutes.
Sur les 206 partants (sur 400 inscrits), ils sont quatre à être aussi bien organisés : deux professionnels, Charles Terront et Jules Dubois et deux amateurs, Henri Coullibeuf et Jiel-Laval. Sur les quatre, trois occupent les 3 premières places à l’arrivée.
Reprise manuscrite du scénario du premier Paris-Brest-Paris les 6,7,8 et 9 septembre 1891, concernant le parcours des deux grands protagonistes : Charles Terront et Jiel-Laval. Sur 206 partants, 88 furent à l'arrivée. Le troisième se nomme Coullibeuf de Vendôme qui termine en 94 h 43'. Le huitième est Théodore Joyeux de Castillonés. On note parmi les arrivants le "père Rousset" en 153 h 35'. Le dernier, qui se nomme Laurent (St. Etienne) termine en 245 h, soit un peu plus de 10 jours. Les trois concurrents qui le précèdent (Brezet, Cordier-Hazard et Denise) ont également mis plus de 10 jours.
Le dimanche 6 septembre 1891, à 7 h 3’, les 206 concurrents s’élancent définitivement sur l’avenue du bois de Boulogne. Avec le n°305, Jiel se retrouve dans la 7ème section, alors que Terront avec le n°5 part nettement devant. « Gêné par la foule nombreuse durant les deux premiers kilomètres, « J.L. » passe en troisième position à Versailles derrière Ch. Terront et J. Dubois. Ce dernier est alors arrêté par un « accident de machine ».
De Mortagne à Mayenne, au km.250, Terront conserve une dizaine de minutes d’avance. A l’approche de Laval, Jiel apprend que Terront n’est plus qu’à deux minutes devant lui. La nuit tombée, les deux hommes vont cheminer ensemble jusqu’à Rennes qu’ils atteignent vers minuit trente. Ainsi qu’il le fera à plusieurs reprises, Terront repart plus vite au contrôle que Jiel, lequel ne le rattrape qu’à Montauban-de-Bretagne (km.355). Ils se ravitaillent et repartent ensemble jusqu’à Lamballe. Il est alors 6 h 15’ du matin et Jiel, un peu las, laisse repartir Terront qui arrive 10’ avant lui à Saint-Brieuc. Nouvel arrêt et un peu de repos, puis Jiel arrive à Guingamp à 9 h 45’, Terront est passé depuis dix minutes. A Morlaix (km 450), Jiel est toujours à 10’ de Terront. Mais, bien emmené par ses entraineurs, Fol jusqu’à Landernau et Lamberjack jusqu’à Brest, il y arrive à 16 heures. Au milieu de l’enthousiasme de la foule brestoise, il reçoit le réconfort de l’ami Maurice Martin. Reparti, il croise Charles Terront 6 km après Brest, lequel lui annonce avoir crevé deux fois. Il arrive à Morlaix à 19 h 30 et, au sortir de cette ville, il croise Dubois arrivant de Paris (qui était devant lui à Versailles).
Deuxième nuit sans sommeil, il arrive à Guingamp à 23 h et continue dans une « nuit très obscure ». A ce moment, il compte une heure d’avance sur Terront. Dans cette nuit noire, il croise « d’autres coureurs à de courts intervalles » et leurs lanternes lui semblent être des « feux follets ». A Guingamp, il se met au lit et recommande qu’on l’éveille « à 3 h 30 au plus tard ». A ce moment-là, il est loin de se douter que Terront ne s’arrêtera pas pour dormir.
« Qui aurait pu se douter, à ce moment-là, qu’un homme aurait accompli le tour de force de Terront ! » écrit Jiel-Laval dans « Ma course à bicyclette, Paris-Brest-Paris». Ensuite, il se rassure : « Je crois donc avoir agi sagement en me reposant quelques heures (…) j’avais le désir de faire ma course dans les meilleures conditions de santé ».
Après son réveil, il repart avec un retard de 2 h 30 sur Terront. A Saint-Brieuc, il lui a repris trente minutes et, à Montauban-de-Bretagne, il a toujours deux heures de retard. Parvenu à Rennes vers midi, il perd à nouveau trente minutes pour réparer sa selle. A Laval, à 16 h 20, il n’a que 2 h 16’de retard sur son rival, mais il a dû composer avec une forte chaleur. Une demi-heure de plus de perdue pour réparer sa chaîne, sans succès, il arrive enfin à Mayenne (km.845) à 18 h 30. Fatigué, il s’arrête alors à plusieurs reprises. A 22 heures, il est au contrôle de Prez-en-Pail. Terront a, alors, 4 h 30’ d’avance sur lui.
Jiel sait que, désormais, la lutte est « impossible ». Il en profite pour se reposer, se laver et se nourrir. Il arrive à Alençon vers minuit. La nuit est belle, mais froide, il doit lutter contre le vent. Derrière lui, le troisième est à 10 heures.
Le lendemain, la route vers Paris est écrasée par la chaleur. Pendant la course, Jiel connaît un « état de demi-sommeil » et, à Houdan, il pose un mouchoir mouillé sur sa tête. A 13 h 15, du côté de Ponchartrain, il monte la côte à pied.
Cependant, à partir de Trappes, des « vagues de cyclistes par centaines » le porte jusqu’à Versailles et il termine « au milieu d’un véritable régiment de cycles » (…) «sentant la fatigue disparaître sous l’impression de l’arrivée prochaine ».
80 heures après être parti, il descend au contrôle d’arrivée, boulevard Maillot à 15 h 4’. Jiel est, alors, fier d’afficher un « parfait état de santé » qu’il estampille par un : « pouls, 80 pulsations ».
Ainsi fut – d’après son propre témoignage – la course de Jiel-Laval. Mais, cette description minutieuse au plan factuel doit être enrichie sur trois autres plans au moins que nous qualifierons de : physiologique – tactique – sociologique.
La première considération concerne donc – sans pour autant plagier Hippocrate et son « remplir et évacuer » - la fatigue et son complément, le repos.
Certainement conseillé par son « mentor », le docteur Tissié, Jiel apparaît centré sur cette sensation de fatigue et n’hésite pas à se ménager des petits « repos » et, même, un arrêt-sommeil. Au contraire de son vainqueur, Charles Terront, chez qui « personne ne prévoyait une endurance semblable ». Jiel-Laval semble confondu devant « l’oubli de sa personne poussé à degré pareil ».
Le trajet Paris-Brest, Jiel semble l’avoir facilement parcouru, parfois en compagnie de Terront qu’il a rattrapé et avec qui il partage une cruche de lait en pleine nuit, emmenés par leurs entraineurs jusqu’à Rennes. Mais, lors de la deuxième nuit, c’est « une grande lassitude dans les jambes » qui l’amène à se mettre au lit du côté de Guingamp. Et, à Alençon, il avoue prendre « du tabac contre le sommeil ». C’est surtout au cours de la nuit dans son retour vers Paris, le 9, qu’il fait état d’un moment de « somnolence assez profond ». Il demande alors à ses compagnons de route de « chanter pour me tenir éveillé ». On surprend Jiel-Laval à écrire ceci : « il y avait en moi un dédoublement de personnalité très bien caractérisé ». On croit entendre le Dr. Tissié… La description qu’en fait le coureur est très prenante : « je me demandais comment et pour quel motif je me trouvais au milieu de la route… » et « si c’était bien moi… »(…) « J’eus, pendant un instant, une idée que tout cela était un rêve ». Cet état de demi-sommeil aurait duré un quart d’heure.
Le « retour au calme » (cf. les I.O. pour l’E.P. de 1955) est tout aussi remarquable. A l’arrivée, Jiel a une « impression bizarre » qu’il décrit ainsi : « Il me semblait que chacun me considérait comme revenant d’un autre monde, comme une personne dont on aurait appris la mort et qui ressusciterait ». La suite est désespérément «moderne » : déshabillage, ablutions, frictions et sommeil… très paisible de plus de quatre heures. Au réveil, une grande fatigue dans les jambes l’amène avec son masseur dans un « établissement d’hydrothérapie ». Puis, il a très bon appétit, quelques douleurs dans les jambes qui disparaissent dès qu’il est en mouvement. Le vendredi, il n’y a plus aucune fatigue dans ses jambes et, huit jours après l’arrivée, il reprend ses fonctions commerciales.
JIEL-LAVAL, deuxième du 1er Paris-Brest-Paris (1891) assis en tenue de course.
Au plan tactique, les deux protagonistes du premier Paris-Brest-Paris apparaissent d’emblée avec deux profils différents. Ce n’est pas sans raison. Dès avant l’épreuve, ils appartiennent l’un et l’autre à deux catégories différentes de coureurs. La différence est mal traduite par l’opposition entre « amateurs » et « professionnels ». Cependant, elle est de taille : il y a, d’abord, les conditions de la préparation et, ensuite, la valorisation du but à atteindre.
On note ainsi la légèreté du coureur Jiel, qui ne s’est pas engagé assez tôt pour bénéficier d’un bon numéro de dossard (le 5 pour Terront, 305 pour Jiel). Puis, le souci de prendre son temps, ce qui ne l’empêche pas de respecter (à 4’ près) son tableau de marche sur l’aller. A l’opposé, chaque arrêt de Jiel semble être mis à profit par Terront pour se détacher, ce qui contraste avec la naïveté (relative) de Jiel, quand il déclare : « si j’avais pu prévoir que Terront ne dormirait pas… ».
A Lamballe, Terront, qui connaît bien la ville, fait passer ses entraîneurs de manière à éviter le café où de Civry attend Jiel, de sorte que lorsque celui-ci arrive, de Civry explique à Jiel que Terront doit être couché « puisqu’il n’est pas passé ».
Dans « les mémoires de Terront » (revus et mis en ordre par Baudry de Saunier), le vainqueur de Paris-Brest-Paris 1891 expose les lettres qu’il a demandé à tous ses entraineurs d’écrire pour affirmer sur leur honneur que « (sa) course avait été loyale d’un bout à l’autre ». Dans cet ouvrage, Terront raconte sa course et nous fait part des incidents techniques rencontrés : trois crevaisons (deux clous tout neufs et une épingle…) et il souligne : « je m’étonnais que depuis que j’avais dépassé mon rival, je ne rencontrais plus de clous sur la route ». Mais, une branche le fait tomber et il casse une manivelle. Cela lui coûte « deux pièces de 100 sous au forgeron » (22 ans plus tard, Eugène Christophe devra lui-même braser sa fourche…) .
Néanmoins, Terront déclare : « Jiel a toujours été un loyal adversaire et un parfait sportsman (…) venu lui-même, et très sincèrement, me complimenter. Sa poignée de main donna à mon triomphe une valeur de plus ».
De Civry, pour les cycles « Clément » était en quelque sorte le directeur sportif de Jiel-Laval et H.O. Duncan, pour les cycles « Humber », était son équivalent auprès de Terront. Jiel le présente comme son ami (Duncan a couru en France et, souvent, dans le sud-ouest) et il raconte que celui-ci l’a félicité et lui a avoué « combien il avait eu peur, à plusieurs reprises, de (le) voir battre Terront ».
Au plan sociologique – même si le mot « environnement » pour la course et les coureurs pourrait, peut-être, mieux le dire – cette deuxième épreuve de longue distance établit, dès 1891, quelques-uns des indicateurs majeurs de ce que seront les grandes courses cyclistes des « temps modernes » (Charles Chaplin, 1889-1977).
Il y a d’abord les marques. Marques de cycles (Humber et Clément, anglaise et française), marques de pneumatiques, lesquels, à peine inventés pour la toute jeune bicyclette (1885-1890) « se posent en s’opposant » (Dunlop et Michelin). Duncan et un ouvrier de Michelin sont déjà présents pour dépanner Terront.
Il y a, surtout, le « retentissement » que crée l’événement, lequel est, déjà, inventé par un homme de presse (P. Giffard). C’est, quasiment, l’acte de naissance du «mythe des géants de la route» (J.Calvet, 1981), derrière quoi s’articulent les intérêts des marchands de presse, vendeurs du récit sportif et metteur en scène du spectacle du même nom.
Une publicité de l'époque et, déjà, un argumentaire très "travaillé".
A la fin du XIXème siècle, où sont les radios, les télévisions et, même, les photographes ou les cameramen sur les motos ? Et, pourtant, essayons d’entendre ce qu’il se passe : dès le départ, les coureurs ont du mal à se frayer un chemin et, à l’arrivée à Brest, « la route est noire de monde » et, pour le contrôle place du champ de bataille, c’est presque « du délire ». Justement, à Brest, Jiel raconte : « un petit garçon m’offre au nom des commerçants de Brest une magnifique palme d’or. J’embrasse cet enfant, mais pendant trois cents mètres à pied, il est impossible de remonter sur mon vélo ».
Enthousiasme, mais aussi stupéfaction, écoutons encore Jiel : « ces braves Brestois… voyant s’en aller sur l’heure un homme arrivant de Paris sans s’être reposé… » Charles Terront n’est pas en reste qui décrit son premier passage à Mortagne comme « un jour de fête carillonnée » et qui répare en pleine nuit à la lumière des lanternes des paysans. Qui s’étonne encore de passer devant des vélocipèdistes qui crient « à toutes forces : Vive Jiel ! » et qui, lui aussi, reçoit un bouquet d’un jeune enfant qui n’a « pas peur de (sa) figure noire et sale ». Plus il s’approche de Paris, plus les amateurs vélocipédistes tiennent à l’accompagner.
Terront décrit la fin « apocalyptique » de son parcours : « Tout le monde était surchauffé. On tombait en riant, on remontait aussitôt en s’envoyant des épithètes de maladroit, que chacun méritait d’ailleurs. Mes gardes du corps étaient intraitables et ne permettaient pas qu’on m’approchât ». Il décrit son arrivée – ce qui nous montre que peu de choses ont changé – « On se précipite. On veut m’enlever de ma machine. Mais je descends tout seul. M. Thomas, président de la course, me prend, m’embrasse et mène au contrôle ».
Du vélocipède à l’automobile (1892-1917)
Le 20 octobre 1892, sur le trajet Bordeaux-Port Sainte-Marie, Jiel établit un nouveau record de France des 12 heures à bicyclette sur route et, en parcourant 297 km, il améliore de 45 km le précédent record établi par Jules Dubois.
En cette fin d’automne 1892, on apprend que « Jiel s’est donné un effort en montant un escalier ». Mais, ne s’agit-il pas d’une chute ?
Toujours est-il que Joseph Laval dit « Jiel-Laval » décide alors, à 37 ans, de mette fin à sa carrière au cours de laquelle – ses carnets l’attestent – il a parcouru plus de 61 000 kilomètres.
En cette fin de siècle, les ventes des bicyclettes explosent : le parc des engins estimé à 50 000 en 1890 atteint déjà 385 000 machines en 1895. Dans son magasin au 32, rue Sainte-Catherine, Jiel s’autorise désormais l’exposition de la bicyclette, objet technique issu de la révolution industrielle et instrument de sport.
Le 18 février 1893, l’ancien champion ouvre un grand magasin de cycles, situé au 12 des allèes de Tourny, dans le centre-ville de Bordeaux. Toutes les grandes marques (Humber, Singer, Gladiator et Clément, entre autres) y sont en vente.
Hier et aujourd'hui, le 12 aux allées de Tourny est occupé par deux commerces différents : après 1900, des cycles et les premières automobiles et, un siècle plus tard, une brasserie "huppée"... Dans cette partie du "triangle bordelais", il y eut à l'époque, plusieurs commerces de cycles : les cycles "Elvish", pratiquement à l'emplacement de la toujours actuelle "Entrecôte" et, cours du XXX juillet, Louis Loste.
En 1894, il lance sa propre marque de cycles et, en fin d’année, il réussit à proposer une bicyclette « populaire » pour 300 francs, dotée de tous les perfectionnements. A la fin de l’année, il ouvre, rue de Bel-Orme, un manège vélocipédique et un atelier de réparation et, dans l’élan, un autre magasin à Paris au 66, rue Lafayette.
Ces trois messages publicitaires témoignent de l'évolution du commerce de Jiel-Laval : les lieux, du magasin des allées de Tourny à l'usine et au manège vélocipédique de la rue de Bel-Orme; les productions, des marques anglaises dont Jiel a l'exclusivité à la marque à son nom, au lancement d'une nouvelle marque (Ivel) et de la "bicyclette populaire" et, enfin, les automobiles... restent les produits du début : gants, casquettes, maillots et vêtements cyclistes.
Démarche banale en apparence et pourtant signe du changement qu’il amorce : en octobre, il donne sa démission de chef-consul de la XV ème région de l’U.V.F.
Au cours de l’année 1894 a lieu la première course automobile, Paris-Rouen, remportée par une de Dion-Bouton à vapeur à la vitesse moyenne de 25 km/h. L’année suivante, dans la course Paris-Bordeaux s’affirme la supériorité du moteur à explosion.
Une vieille famille bordelaise solidement implantée face à la Garonne et le port bouillonnant de navires de toutes sortes (gabares, bricks, goélettes) transportant quantités de marchandises (du vin bien sûr, mais des pommes de terre, des pierres ou…des artichauts « de Macau ») habite la maison « Legendre Fils Aîné ». Jean Eimer écrit : « le plus important shipchandler (à l’époque) de Dunkerque à Bayonne ».
C’est de cette famille qu’émerge « le 1er automobiliste bordelais », Paul Legendre. Homme de petite taille, c’est un « boutte-en-train », à la fois un « touche-à-tout » épris de toutes les nouveautés (métempsychose, théâtrophone, phonographe…) et un « casse-cou » qui sur un « podoscaphe de Fowler » se fait traîner par un bateau de Bourg/Gironde jusqu’à Bordeaux.
Evidemment, il a aussi le goût du sport et participe avec ses amis Jiel-Laval et Maurice Martin à de longues randonnées sur bicycles en Périgord, vers les châteaux de la Loire et Paris, aussi.
Un jour de l’été 1890, il inaugure, en plein Bordeaux, un nouveau mode de locomotion : le tricycle à vapeur, avec lequel il réalise un autre « fait d’arme ». Sur son nouvel engin, il entreprend d’aller jusqu’à Arcachon, mais il tombe en panne à Marcheprime. Son retour à Bordeaux, tiré par une paire de bœufs, ne passe pas inaperçu…
Déçu par cet engin, il fait l’acquisition d’un tricycle à pétrole de marque « De Dion et Bouton » que, bientôt, il transforme avec l’aide de son ami Jiel-Laval. C’est ainsi que naît en 1898 une voiturette baptisée « Mignonette Luap » (anagramme de Paul). Elle est – selon J. Eimer – « gracile et rigolote » et elle fait ses preuves lors d’un voyage Bordeaux-Biarritz, soit 293 km d’une traite en un seul jour. Le 15 novembre 1898, un brevet est déposé sous le n° 282973. Au salon du cycle, elle se présente ainsi : « la plus simple, la plus petite, la meilleure marché, celle qui paie le moins d’impôts, la plus légère des voitures automobiles connues à ce jour ». Les établissements Jiel-Laval en vendent une cinquantaine.
"la plus simple, la plus petite, la meilleure marché, celle qui paie le moins d'impôts, la plus légère "des voitures automobilistes connues jusqu'à ce jour..."
La "Mignonnette LUAP" (archives Legendre).
Autre témoin de l'activité commerciale des établissements "JIEL-LAVAL", ce courrier à destination de "Coventry/ Angleterre".
(Merci à Yves Baillot d'Estivaux)
Par ailleurs, Paul Legendre qui a organisé Bordeaux-Langon le 9 mai 1896, soit la deuxième course automobile après le « Paris-Bordeaux-Paris » du 11 juin 1895, participe en 1897 à la création de l’Automobile Club Bordelais avec son ami Jiel-Laval.
Paul Legendre décède d’un infarctus à 53 ans, en 1908.
En 1900, Jiel-Laval, après avoir été tenté par l’organisation de transports en commun, figure comme membre-fondateur de l’Aéro Club Bordelais.
A la suite d’une grave opération, il décède le 27 février 1917 à l’âge de 61 ans.
Jeudi 1er mars 1917, sous le porche de l’église Saint-Bruno
Le décès de Jiel-Laval est annoncé en première page de "l'Auto", le 28 février 1917. (Gallica.fr)
La bibliothèque municipale de Bordeaux conserve deux exemplaires du discours prononcé par Maurice Martin, sous le porche de l'église Saint-Bruno, le 1er mars 1917, lors des obsèques de Joseph Laval, dit "Jiel-Laval".
L'orateur, qui ,"au nom de tous les hommes de sport ici présents", souhaite honorer la mémoire de "notre grand ami", choisit d'évoquer d'abord : le "bon Jiel". A plusieurs reprises, il dit : "mon pauvre Jiel, mon bon Jiel". Maurice Martin ne dissimule donc pas les liens qui l'unissent au défunt, mais, avant toute chose, il prend la précaution de préciser que le portrait qu'il va faire de Jiel, ce n'est pas "la mort en ce charitable oubli des imperfections humaines" qui le lui dicte.
Le qualificatif de "bon" signifie alors : " un bon parmi les meilleurs, affable parmi les plus doux, souriant parmi les plus cordiaux". M. Martin saisit le hasard "émouvant" qui a voulu que les deux décès - celui de Jiel et celui du père Rousset - aient eu lieu à quelques jours (...) d'intervalle pour dresser ce cadre qui fut "le point de départ définitif de la popularité de la bicyclette en France". Sous "le ciel de Gascogne", plus loin "sous le ciel girondin", en tout cas dans "notre Sud-ouest leur terre d'adoption", ces deux hommes, des "sportsmen avant tout", ont été "les champions non seulement d'un même sport mais, ce qui plus est, d'une même idée".
Le discours revient sur "les deux grands exploits de sa carrière " (Bordeaux-Paris et Paris-Brest-Paris) et reprend la définition donnée par E. Gendry (1891) : "coureur de fond par tempérament " et l'explique :Jiel était peut-être "un peu trop âgé (pour) des épreuves de pure vitesse". M. Martin revient aussi sur sa "méthode rigoureuse d'entraînement, son asservissement aux exigences physiologiques du sport" et il énonce que "peut-être en France le premier pas fait dans cette pratique de l'athlétisme scientifique" (...) "auquel des praticiens comme notre éminent ami le professeur Bergonié et le Dr. Ph. Tissié , l'un des fondateurs de l'éducation physique française, s'intéressent si vivement". Après avoir ainsi associé en un faisceau ces pratiques et des hommes, le discours délivre cette formule, laquelle - presque cent ans plus tard - nous semble inaltérable : "la valeur captivante de l'effort raisonné".
Nous sommes en mars 1917. Maurice Martin le sait bien : "la tâche est trop lourde aujourd'hui" et "l'accoutumance à la mort est notoire", car "les disparitions de célébrités en tous genres sont devenues sans nombre en ce pays de France si généreux du sang de ses enfants".
Pour Didier Rapaud, Jiel-Laval est bien "un homme de son temps" celui d' "une certaine France " où naissent au cours des trois dernières décennies du XIX ème siècle : le vélo, l'auto et l'aviation. Alors, résonne cette autre formule de Maurice Martin : "chemineau du rêve"...
le "Bon JIEL" (Maurice Martin)
Ouvrages consultés :
. Calvet (Jacques), "le mythe des géants de la route", P.U.G. Grenoble, 1981.
. Jiel-Laval, "Ma course à bicyclette, Paris-Brest-Paris", Féret &fils, 1892
. Legendre (André et William)(avecJ. Eimer, sous la direction d'Y. Baillot d'Estivaux ), "Les Legendre, une saga bordelaise", éd. confluences, 2008.
. Martin (Maurice), "Eloge funèbre Joseph Laval, dit "Jiel-Laval", éd. Gounouilhou, 1817.
. Poyer (Alex), "Les premiers temps des véloce-clubs"(1867-1914), l'Harmattan, 2003.
. Rapaud (Didier), "Le temps de la vélocipède (1876-1892 ou l'inoubliable Jiel-Laval", Vannes, 2014.
. Terront (Charles), "Les mémoires de Terront", revus et corrigés par Baudry de Saunier, éd. Prosport, 1980.
Je souhaite remercier M.M. Baillot d'Estivaux, Callède J.P., Ronne D.
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