Memovelo

Memovelo

La femme et la bicyclette à l'affiche (fin du XIXème siècle)

 

Ouvrant ici même à Lyon, il y a presque dix ans, le colloque consacré à la naissance du mouvement sportif associatif en France, le professeur Eugen WEBER (1) montre conbien pour la médecine était inconcevable - encore dans les années 1880 - cette rencontre entre la femme et la bicyclette. Et, c'est BAUDRY de SAUNIER (2) qui l'affirme : "La Faculté de médecine en tressauta d'horreur et monta sur ses grands bocaux".

 

En l'occurrence, c'est le bon docteur Philippe TISSIE (pourtant déjà médecin du Véloce - Club Bordelais), dont il faudrait relire dans "l'hygiène du vélocipédiste" (1883) (3) la minutieuse démonstration d'anatomie fonctionnelle, qui, à partir de l'affirmation d'un certain M. PETER selon lequel "la femme est un utérus avec des organes autour" parvient à envisager "ulcérations, hémorragies... (et autres) ... maladies et inflammations" chez celle qu'il surnomme "la grande blessée" et à qui il ordonne : "Qu'elle abandonne donc le vélocipède au sexe fort..."

 

On sait par ailleurs l'orage des relations entre ce même docteur TISSIE et Georges DEMENY, promoteur en 1902 des "bases scientifiques de l'E.P.". La bicyclette fait pourtant s'accorder ces deux théoriciens. Ainsi, dans la première édition de "Mécanisme et éducation des mouvements" en 1903 (4), DEMENY énonce  sans ambiguïté : "Pour les femmes, le vélocipède sera toujours un appareil peu recommandable, une machine à stérilité".

 

Néanmoins, comme nous le fait remarquer E. WEBER, quatre ans plus tard le Dr. TISSIE change d'avis et tient une autre chanson : "Que la femme monte donc à vélocipède", écrit-il, comme s'il avait entendu le discours du docteur BELLENCONTRE, médecin inspecteur de la Société protectrice de l'enfance de Paris, déclarant : "N'est-ce pas le remède à l'anémie et aux pâles couleurs qu'engendre seul le défaut d'exercice ? une robe courte pour monter ? La belle affaire !"

 

Plusieurs auteurs et ouvrages (5) situent la première course de dames à vélocipède en France le 1er novembre 1868 au Parc Bordelais à Bordeaux et publient une gravure de l'événement. Miss America (pseudonyme de la femme d'un constructeur connu) est dans le peloton de la première épreuve de fond le 7 novembre 1869 entre Paris et Rouen. Ainsi, BAUDRY de SAUNIER peut-il écrire - sans arrière-pensée, semble-t-il - "Les femmes s'étaient prises de curiosité pour l'instrument de leur mari ou de leur ami, et, comme il arrive d'ordinaire des objets qu'elles ne connaissent pas, voulurent voir le loup nouveau".(6) Le même auteur rapporte l'exploit en décembre 1881 d'une bicycliste américaine, Elsa VON BLUMEN, qui parcourt 1609 km en six jours. Un mouvement s'amplifie qui profite des progrès techniques réalisés ; la bicyclette connaît vers 1890 sa forme définitive.

 

 

 

LA BICYCLETTE. -

 

Evoquer la généalogie du mot qui sert à le nommer revient à esquisser l'histoire de l'engin. Selon Georges COUZE (7), dès 1808, le mot "vélocipède" fait son apparition pour, à l'origine, désigner la personne qui utilise cette nouveauté qu'on nomme "vélocifère".

 

Un certain Baron de SIVRAC a conçu une stabilité autre que celle s'appuyant sur deux roues parallèles : le célérifère, deux roues à six rayons de bois, l'une derrière l'autre, unies par un longeron. L'appareil permet des "galopades roulantes", mais n'a pas de direction.

 

Succès énorme pour ce "jouet" qu'adoptent "Inc(r)oyables et "Me(r)veilleuses". Au théâtre, une comédie met en scène les "Vélocifères" (8).

 

Le baron DRAIS de SAUERBRONN ajoute à l'engin une direction mobile, et c'est la "draisienne". Grande vogue en Angleterre, on construit le "hobby horse", le cadre est en fer, la selle et le guidon sont améliorés. Cet instrument, vers le milieu du siècle, est encore primitif et grossier :  les roues en bois sont cerclées de fer ; pour se déplacer il faut encore frapper le sol avec les pieds. En 1861, l'invention de Pierre MICHAUX ajoute la pédale, et le pied utilise désormais le principe de la manivelle jusqu'alors réservée à la main. Le cycle Michaux connaît, à l'exposition universelle de 1867, un vif succès, malgré poids et prix. (9)

 

La guerre de 1870 va stopper, pour un temps, les progrès et l'essor du vélocipède. L'appellation, dit G. COUZE, est "fossilisée sur la vignette des finances". (10)

 

Le mot fait souche. On en retiendra les syllabes "vélo" et l'on nommera "vélodrome" la piste réservée aux adeptes de cette machine. L'influence anglaise - toujours selon Georges COUZE - a introduit cycle, bicycle, tricycle - d'où de nombreux dérivés : bicycliste, cycliste et "bicyclette". Le mot importé d'Angleterre sous la forme "bicyclett" est masculin. On le féminise et la bicyclette va prendre le relais du "grand bi", la forme la plus achevée jusqu'alors du "bicycle". La vitesse du grand bi était liée à la circonférence de la roue avant motrice. On augmente donc le diamètre de celle-ci et cela devient un monstre instable au pilotage acrobatique, surtout dans les courbes. Qui a songé à la transmission par une chaîne à la roue arrière du mouvement des pédales ? (11)

 

En 1880, on admire la "nouvelle bicyclette", bicycle à roue arrière motrice, mise au point par STARLEY de Coventry. Mais, un handicap subsiste, c'est l'inconfort. Alors vint l'Ecossais J.B. DUNLOP, et ses bandages pneumatiques (12). "Rouler sur de l'air est une chose merveilleuse" déclare à son tour Edouard MICHELIN, le frère cadet. La grande course Paris - Brest - Paris consacre l'invention en 1891. A partir de 1890, la bicyclette ne change guère d'aspect général, et elle connaît une diffusion remarquable. En particulier "avec le foisonnement des marques rivales..." comme le rapporte Jean DURRY, qui rappelle aussi la prise, dès 1890, des premiers arrêtés réglementant la "dangereuse circulation des vélocipèdes sur la voie publique" (13).

 

Dans le feuilleton "Frissons fin de siècle" publié par le journal "Le Monde", Jean-Pierre RIOUX analyse ainsi le phénomène cycliste :

"Les apôtres du sport ont salué l'initiative d'étudiants et de lycéens qui, à tâtons depuis 1880, ont acclimaté en France les grandes activités physiques des public schools d'Outre-Manche... Mais leur sport est encore perçu vers 1890, comme une activité mondaine d'origine étrangère... Un peu de démocratie ne lui messiérait pas.. Un sport qui pourrait même -sait-on jamais - bousculer un mode de vie et une vision du monde en apprenant un brin de liberté moderne (...). Eugen WEBER nous a signalé cette gracieuse nouveauté de l'art de vivre "fin de siècle" : la bicyclette qui deviendra "la petite reine". Bien sûr, un cheval d'acier coûte encore plus de 500 francs, soit trois mois de traitement d'un instituteur, mais on salue déjà 30 000 heureux acheteurs de bécanes en 1892. (14)

 

 

 

L'AFFICHE. -

 

L'affiche que l'on placarde dans un lieu public ou sur un mur de la cité donne une information  et se propose d'influencer celui qui la regarde.

 

Ce très ancien médium (15) a connu son véritable essor dans le courant du 19ème siècle. L'âge d'or de l'affiche s'ouvre au tournant du siècle pour s'achever à la veille de la première guerre mondiale. De grands artistes acceptent alors de plier leur talent aux exigences de la publicité. ZOLA écrira qu'on doit à l'affiche "le charme et la gaieté de la rue" (16).

 

A cette époque, les maîtres de l'affiche tentent de se dégager du néo-classicisme et de l'art pompier. C'est le mouvement de "l'art nouveau". Un seul modèle : la nature, la faune, la flore. La référence est à l'art médiéval. Et, dans ce décor floral, l'artiste met en scène une femme - presque toujours la même - au visage très doux, aux longs cheveux flottants, le regard pensif.

 

Pour la première fois, la publicité (par voie d'affiches) sert de base à la croissance et au succès d'une industrie et d'un commerce et d'un sport : "la multiplication des bicyclettes" (17).

 

Dans les années qui suivent 1890, plus de la moitié de la production lithographique est consacrée à la bicyclette. La concurrence entre les fabricants s'est poursuivie par le recours aux plus grands artistes.

 

Les expositions réalisées, les recueils publiés ont fait connaître des centaines d'affiches. Pour la période 1890 - 1914, cent dix affiches consacrées à la "petite reine" furent exposées en 1979 au musée de l'affiche.

 

Vers 1900, nul autre produit que la bicyclette n'avait donné naissance à autant d'affiches.

 

Issues de "l'art éphémère de la rue" (18) et porteuses de ce "dialogue de l'instant" (19), les affiches sont d'un recensement difficile. Toutes ne furent pas répertoriées, certaines sont difficilement identifiables, d'autres encore ne connurent aucun succès.

 

Notre projet "La femme et la bicyclette à l'affiche" appelait forcément un choix, lequel, selon Jack RENNERT (20), "est toujours difficile" ... voire ... "particulièrement douloureux". Nous n'avons retenu - à partir de l'album de RENNERT - que vingt reproductions d'affiches.

 

Pourquoi vingt ? Afin de permettre d'embrasser, d'un seul coup d'oeil, un échantillon représentatif. La sélection a obéi à deux critères :

 

- obtenir "in fine" le plus grand nombre de mises en scène, d'attitudes et de "motifs" différents ;

 

- présenter les affiches les plus célèbres, les affichistes et les peintres les plus connus.

 

Le "corpus" ainsi constitué s'ouvre sur l'affiche pour "L'étendard français" de Jules CHERET (1891). On reconnaît d'autres signatures : celles de BONNARD, BOTTINI, DECAM, GAUDY, GRAY, MUCHA, PAL, TAMAGNO et THIRIET. La plus récente des affiches date de 1905.

 

 

 

UNE CONJONCTION REMARQUABLE . -

 

L'invention de la bicyclette, son industrialisation et sa commercialisation reçoivent  un premier concours inouï : celui de l'affiche, de ses couleurs et de l'impact des grands placards sur les murs de la cité. Autre concours : celui des grands artistes et des meilleurs affichistes qui, acceptant de mettre leur art au service de la bicyclette, communiquent avec le grand public par le langage populaire. Troisième concours : ces artistes, ces affichistes, ces publicistes savent que le meilleur vecteur publicitaire pour quelque produit que ce soit est la femme ou plutôt son image.

 

Le cercle est bouclé : au départ, la bicyclette, conçue pour l'homme, interdite en tout cas à la femme (biologie, hygiène, morale des moeurs, indécence d'une femme chevauchant cet engin ...) cette bicyclette, devenue objet industrialisé, marchandise à commercialiser, va avoir pour servante essentielle, dans cette conquête des marchés, l'image de la femme. Surprenante fusion de deux vagues d'adhésion populaire : l'énorme succès de la bicyclette , d'une part, et, d'autre part, la réussite de cet art populaire qu'est celui de l'affiche dans cette "galerie d'art du peuple" (21) que devient la rue.

 

Cette image de la "femme à bicyclette" soudain se multipliant dans tous les lieux publics a-t-elle servi seulement les visées des constructeurs, des marchands et de leurs hommes de publicité ? N'a-t-elle pas participé à l'émergence de transformations sociales ?

 

Et d'abord voici que la femme roule à bicyclette sur les routes, dans les rues, sur les pistes. Voici que le vêtement féminin se modifie afin que la femme puisse profiter au mieux de sa conquête. Voici que la femme peut, seule ou en groupe, se déplacer, se promener. Deux évidences en découlent aussitôt : sur la bicyclette la femme apparaît l'égale de l'homme ; grâce à la bicyclette la femme paraît avoir acquis une nouvelle part d'indépendance. Soudain, on est obligé de constater que des femmes pratiquent cette nouvelle activité physique : la vélocipédie. Bientôt, cette activité physique deviendra, pour certaines, pratique sportive.

 

Rares sont les historiens qui ont reconnu à l'affiche ce rôle d'agent de mutations sociologiques, morales et sportives (22). Il n'empêche que le phénomène concrétisé à la Belle époque mérite quelques instants de réflexion. Tout est-il aussi simple qu'il y paraît. Qui a gagné quoi ? Peut-on reconnaître ici une conquête féminine là où on voulait installer une exploitation de l'image de la femme ?

 

 

 

BREVE EVOCATION DES VINGT AFFICHES DANS LEUR SINGULARITE.

 

 


 

1 Une jeune femme, main gauche sur un guidon, tient, à la main et sur le bras droits, un compas et une arborescence. Son attitude et son port de tête, son regard disent, à la fois, sa fierté d'être propriétaire d'une bicyclette et l'hommage qu'appelle la splendeur de cette réalisation technique.

 

2 Ici, la bicyclette est à peine esquissée. Tous les éléments de l'Art nouveau l'occultent sous leur foisonnement. Les mouvements de la chevelure et de la robe, des feuilles et des fleurs, tout suggère, dans une ambiance sereine - celle du calme du soir - un dynamisme maîtrisé mais disponible sous la main de la jeune femme.

 

3 L'auteur, ici, est connu. Il a consacré la plupart de ses affiches à la bicyclette. Le nom de la marque "D.S." lui suggère une grande composition : la déesse, à peine voilée, vue de dos, présente, à la foule cosmopolite, la bicyclette "Déesse". A l'horizon, Paris, la Tour Eiffel, l'Arc de Triomphe. Assomption de la déesse, qui, littéralement, porte aux nues la merveilleuse machine enrichie du pneu antidérapant "Kosmos".

 

4 Une affiche de Chéret, l'artiste fondateur de l'affiche illustrée en couleurs. Créateur prolifique - plus de 1200 affiches ! - il a - démiurge pour l'affiche - créé un type de femme. Les "Chérettes" célébraient, sur les murs de Paris, les spectacles des Folies-Bergères ou du Palais des Glaces, le "Pays des Fées" à l'Exposition universelle de 1889, ou les mérites de produits aussi divers que le Dubonnet, la Saxoléine ou les cycles. Ici, une Marianne mutine, avec cocarde et drapeau, proclame l'élégance et la solidité de "l'Etendard français".

 

5 Jean de PALÉOLOGUE signe ses affiches "PAL". Il est, de tous les affichistes de cette époque, celui qui a consacré le plus d'affiches à la bicyclette. Très marqué par une formation académique, il insère ses belles cyclistes dans un large paysage et aime se servir de symboles. Cheveux qui flottent, longue traîne vaporeuse de la robe légère, tout indique la vitesse. La jeune dame conduit d'une main. Sur le poing de l'autre bras tendu, le faucon, ailes déployées, symbole de la firme, va prendre son essor vers la liberté.

 

6 La plus sensuelle, peut-être ! Le vol de la déesse accompagne la bicyclette à peine suggérée. La chevelure déployée, le corps à peine voilé allongé comme pour mieux se glisser dans l'air nocturne. La machine vole aussi : on le sait quand on découvre des ailes à la place des pédales.

 

7 Henri THIRIET met en scène, au premier plan en bas, une vieille femme accroupie, fixée au sol par des chardons, regardant vers le passé, robe sombre et visage osseux, la main nouée sur une canne.

Triomphante, occupant les deux tiers supérieurs de l'affiche, jeune, fraîche, pure, robe blanche cachant presque la bicyclette, une jeune femme s'avance vers l'avenir, semant des fleurs sur sa route.

 

8 Le vélo montre ici le fameux "col de cygne", caractéristique du cadre d'une bicyclette pour dame. On ne sait si le tube horizontal du cadre "masculin" subsiste car la "guêpe", symbolisée par ailes et antennes, porte une des tenues cyclistes, recommandées par BAUDRY DE SAUNIER (en 1891) : "la robe courte tombant, au-dessus du genou, sur un pantalon d'étoffe bouffant"... et comme coiffure ... "un petit chapeau avec une ou deux plumes piquées".

 

9 Un fabricant anglais fait éditer pour son concessionnaire français des affiches à la gloire de "Humber, la 1ère marque du monde".

Affiche composée : paysage de bord de mer avec ciel de nuages. Large ruban de la route blanche avec au premier plan la borne "HUMBER". C'est une cycliste qui précède les hommes. On remarque encore le petit chapeau, le corselet serré à la taille sur la blouse aux manches "gigot" et le pantalon flottant. La machine se conduit d'une main, la cycliste paraît saluer de l'autre bras tendu.

 

10 Georges GAUDY, peintre belge, a créé de nombreuses affiches sur les sports et la bicyclette. La jeune femme n'est pas assise sur la bicyclette. Pensive, elle songe avec nostalgie aux jours heureux où les tricycles à moteur ne dénaturaient pas le paysage. Les vêtements de cette cycliste correspondent aux recommandations habituelles mais viennent d'un grand couturier. L'artiste a souligné d'une bande blanche le contour du pantalon flottant, du corsage et du chapeau. Cette cycliste sportive s'apppuie à une bicyclette d'homme. - le losange du cadre nous le montre - et pourtant la firme "LEGIA " construisait dès ces années 1890 des bicyclettes pour femmes.

 

11 Encore une bicyclette d'homme, mais PAL fait ici dans le mythologique. La guerrière gauloise - amazone moderne aux deux seins nus - casque de guerre sur chevelure déployée - jupe courte, jambes habillées d'un laçage noir s'appuie de la main gauche sur une épée haute, le bras droit à quoi est fixé un bouclier rond pose une main légère sur le "cheval d'acier", promesse de toutes les libérations, de toutes les libertés, alors plus faciles à gagner que le glaive à la main.

 

12 BOTTINI, peintre, illlustrateur, dessinateur, contemporain de TOULOUSE- LAUTREC, offre, sur cette affiche, une scène de la vie mondaine. Le vélodrome est tout près, on aperçoit trois spectateurs appuyés à la clôture qui borde la piste. Les belles sont venues - l'une du moins - à bicyclette, mais la longue jupe déployée cache la machine. On se rencontre dans ce lieu à la mode, on y montre sa toilette, son chapeau. On papote ... Peut-être, près des coureurs qui tournent sur la piste, évoque-t-on le souvenir du champion MEDINGER qu'a tué, deux ans plus tôt, une femme jalouse ?

 

13 Ici, le cadre est bordé de moitiés de roues de bicyclette. Les fleurs et les plantes épineuses entourent la cycliste vêtue de sombre, tête nue, visage souriant tourné vers le spectateur. Cette jeune Allemande monte une bicyclette allemande pour homme. Mais ces machines ne "sont-elles pas les meilleures" ?

 

14 Henri THIRIET présente une composition quasi géométrique. Tous les éléments de "l'art nouveau" sont ici réunis, symboles, ailes et longue robe aux plis de traîne déployés. Cette machine allemande a reçu un nom grec, celui de la dernière lettre de l'alphabet, oméga. La cycliste, mi-femme, mi-créature mythologique sort, ailes déployées, entre deux moulures d'encadrement. Sur l'une, en toutes lettres, OMEGA, sur l'autre sa symétrique par rapport à l'axe médian vertical, la seule représentation de la lettre "oméga" minuscule.

 

15 Les "cycles PAPILLON" ont commandé à BONNARD une affiche. Le peintre a choisi de présenter une "scène de genre". La jeune mariée dévale à bicyclette les marches d'un large escalier. Elle tourne le dos aux invités de la noce. La robe blanche et le voile blanc volent au vent de la fuite. Un papillon paraît accompagner la jeune cycliste. Vêtu d'un frac, coiffé d'un haut de forme, un homme, bras levés, semble, au sommet des marches, crier, pour rappeler à la raison la "belle évaporée". A droite, en haut, une plage claire ; dans la lumière, un petit garçon et une petite fille, filets brandis, courent à la chasse aux papillons.

 

16 "Une des plus belles (affiches) jamais réalisées", "une des affiches les plus représentatives de cette fin de siècle", une affiche qui célèbre le mieux les qualités de la bicyclette : "Rapide comme une fusée, légère, maniable, féminine", RENNERT n'est pas le seul critique à chanter la louange de l'oeuvre d'Henri GRAY pour les cycles SIRIUS.

La cycliste, ici, lance la bicyclette à l'assaut de l'espace nocturne. Rieuse et souple comme si cet envol ne lui coûtait aucun effort, elle montre du doigt la plus brillante étoile au ciel, SIRIUS, symbole prestigieux de la bicyclette.

 

17 Une composition sur le thème classique de la fuite des heures et des jours. La jeune femme, grâce à la bicyclette, semble pouvoir échapper au char de Kronos, dieu du temps. La légende de l'affiche invite la belle cycliste à la robe légère à "profiter du temps, car il passe vite". La cycliste pédale les pieds nus. La jupe relevée par la barre transversale du cadre pour homme, découvre, jusqu'aux genoux, les jambes nues. Elle conduit d'une seule main, la tête tournée vers sa gauche, pour épier le poursuivant ? pour souligner le geste du bras levé tenant le sablier ?

 

18 TAMAGNO met en scène, pour les cycles Terrot, une autre poursuite. La machine à vapeur rejoindra-t-elle la cycliste espiègle qui roule entre les rails de la voie ferrée ? La jeune femme, jupe large correctement déployée sur les bottines noires, avec chapeau et lavallière, conduit d'une main, sans effort apparent et tourne son joli visage vers le tunnel, la main gauche portée à ses lèvres.

 

19 Il faut laisser au spectateur de l'affiche le plaisir de chercher les éléments du message et la clef de l'énigme. DECAM suit ici, pour les vélos CATENOL, le précepte cher aux graphistes de la Belle Epoque.

Volonté aussi de scandaliser par l'exposition de ce nu féminin.

"La vérité", puisque c'est d'elle qu'il s'agit, est sans doute, sortie du puits. "Assise" sur la margelle, elle reste nue, mais pas silencieuse. Elle propage la louange des cycles CATENOL. (Rappelons le latin "catena" : la chaîne).

 

20 Une affiche d'Alphonse MUCHA, le maître de "l'art nouveau". Des fleurs, des feuilles, des courbes.

Les cheveux féminins, la douceur du visage, la finesse des traits et ces yeux qui regardent.

Les esprits critiques questionnent : "où est la bicyclette ?" Elle est au premier plan attestée par le guidon que l'on voit derrière la main qui tient, à la verticale, une branche de laurier.

Au tout premier plan, en bas à droite, une enclume et un marteau de forgeron affirment que la bicyclette est un objet technique que la main et l'industrie de l'homme ont su forger.

 

 

 

 

 

 

TABLEAU DES VINGT REPRODUCTIONS

 

 

n° ordre

marque

date parution

dimensions

auteur

 

1

CLEMENT

1903

97 x 135

inconnu (MISTI ?)

2

CRESCENT

1899

106 x 160

F.W. RAMSDELL

3

DESSE

1898

104 x 142

PAL

4

L'ETENDARD FRANCAIS

1891

83 x 117

Jules CHERET

5

FALCON

ca. 1895

104 x 142

PAL

6

GLADIATOR

1895

14 x 100

L.W. (?)

7

GRIFFITHS

1898

94 x 130

Henri THIRIET

8

HUMBER

ca. 1895

56 x 76

inconnu

9

LA GUEPE

1894

-

-

10

LEGIA

1898

65 x 95

Georges GAUDY

11

LIBERATOR

ca. 1900

105 x 144

PAL

12

MEDINGER

1897

93 x 129

BOTTINI

13

NAUMANN

ca. 1905

60 x 88

inconnu

14

OMEGA

ca. 1895

99 x 140

Henri THIRIET

15

PAPILLON

1891 ?

80 x 121

A. BONNARD

16

SIRIUS

1899

97 x 137

Henri GRAY

17

STOEWER'SRÄDER

ca. 1900

54 x 89

inconnu

18

TERROT

1898

 

TAMAGNO

19

CATENOL

1897

80 x 159

DECAM

20

WAWERLEY

1898

115 x 90

A. MUCHA

 

 

Cette présentation de notre collection peut paraître trop superficielle. On aurait pu élire d'autres affiches, en rassembler un plus grand nombre, la même élémentaire affirmation serait vérifiée : l'affiche utilise la femme ou son image pour vanter la bicyclette.

 

Il est possible - sans s'aventurer trop avant dans des analyses trop intellectuelles - de remarquer que notre ensemble d'affiches peut s'organiser en quelques sous - ensembles. Ainsi, on distingue les affiches qui portent "les signes et les symboles de l'art nouveau" (1, 2, 6, 10, 13, 14, 17, 20). Autour d'un autre axe se regrouperaient "les images de la libération de la femme" (8, 9, 10, 11, 13, 15, 17, 18), soit qu'elles privilégient "le vêtement" (9, 13, 11), "l'attitude" (1, 10, 18) ou le mouvement (8, 15, 17). Le mouvement introduit la représentation de la "vitesse" (5, 15, 17, 18), et de la "légèreté" (3, 6, 9, 15, 16). La "légèreté" appelle souvent l'image du vol ou de l'envol et les symboles des "ailes", de la "guêpe", du "papillon", du "faucon". "Légèreté et vitesse" sont qualités mécaniques offertes par la bicyclette, qui est "produit mécanique" du travail du fer et de l'acier (11, 19, 20), mais aussi affirmation concrète d'une évolution de l'humanité : "évolution technologique et sociale" (7, 10, 17, 18).

 

Pour ne pas multiplier à l'excès les axes de l'analyse de ce corps d'affiches, choisissons pour dernière ligne de regroupement : "la nudité érotique" (3, 5, 6, 10, 19). Un exemple de cette utilisation de la nudité, permettant d'ouvrir une réflexion sur la démarche publicitaire et les ressorts de son arsenal, nous est fourni par l'avant-dernière image que son auteur a intitulée "La vérité assise !!!"

 

Le passant de l'époque a dû recevoir le choc visuel de ce corps féminin nu. Il s'est arrêté devant l'image et, peut-être, s'est-il interrogé ...

 

La vérité  et le puits : classique connexion, mais d'ordinaire "elle se cache au fond du puits", car les vérités proclamées avec trop de franchise sont repoussées par tout le monde. Le fabuliste FLORIAN a montré la "vérité" émergeant de son puits, repoussée par tous, sauvée par le seul artifice de l'univers de la fable.

 

DECAM, sur son affiche, annonce haut et fort "La vérité". Il souligne de trois points d'exclamation qu'elle est "assise". Le passant découvre tout en bas la fin du message : ..."propage le VELO-CATENOL".

 

La vérité est sortie du puits pour annoncer la naissance du "vélo à chaîne". Cette annonce est sa seule mission. Gloire à la chaîne, donc ! Elle est progrès. Elle plonge dans le puits pour faciliter la remontée du seau plein d'eau et elle est si solide qu'elle attache au puits la Vérité qui ne paraît pas en souffrir le moins du monde : du bout du pied de la jambe enchaînée, elle désigne encore le nom de la bicyclette.

 

Un siècle plus tard, il ne s'agit plus d'affiche mais de ce que le journaliste appelle "une annonce" que l'on tient alors (23) pour "l'une des douze merveilles publicitaires du monde". Il s'agit de la "meilleure campagne publicitaire française parue en 1985". (24)

 

 

 

Sur fond d'humidité dans la pénombre d'une arrière-cour ou du passage d'un vieil immeuble une bicyclette de course moderne est harnachée d'une multitude d'antivols qui la bloquent à tous les niveaux et la fixent à une grille d'égout en fonte et à un coude du même métal fiché dans les pavés du sol et dans le mur. L'accroche est : "Roues WOLBER, l'Amour est un Esclavage".

 

Suit un texte qui évoque, d'une part, la "sensation de liberté" que l'on éprouve à "Rouler en Wolber" et, d'autre part, la peur de perdre l'objet convoité par les autres dans le regard desquels "on décèle l'envie, la tentation, la flamme". Il est alors possible d'affirmer que "l'amour rend jaloux (...) et possessif". Et d'en conclure habilement : "le cycle est entamé", "c'est cela le prix de la passion".

 

Les thèmes sont éternels et les signes ou les symboles aussi : l'Amour est un esclavage, l'antivol enchaîne l'objet de la passion comme hier la vérité (reine) était te - nue assise sur le puits par une chaîne.

 

Chercher la femme dans tout cela ne peut surprendre, car, comme il y a un siècle, l'art publicitaire continue, pour ses annonces, à utiliser les signes et les symboles que nous avons découverts sur les affiches de la "Belle Epoque". Les messages évoquent le fait féminin, dans ses formes, dans ses principes, et par l'attachement (qu'il soit amoureux, maternel ou passionnel).

 

 

 

CONCLUSION. -

 

Après un examen attentif - même s'il reste insuffisant - nous estimons pouvoir affirmer que, entre 1891 et 1911, "la femme et la bicyclette sur l'affiche" constitua un véritable fait de société.

 

Pierre Giffard, dans le "Petit Journal" aurait baptisé la bicyclette la "Petite Reine (25), allant jusqu'à affirmer : "c'est mieux qu'un instrument de sport : c'est un bienfait social ! ..." (26)

 

Et Sarah Bernhardt, répondant en 1896 à la question de savoir "lequel de la jupe ou (du) pantalon est meilleur au triple point de vue de la beauté, de l'hygiène et de la correction", aurait eu cette réponse : "Je crois que la bicyclette est en train de transformer nos moeurs plus profondément qu'on ne semble en général s'en douter. Toutes ces jeunes femmes, toutes ces jeunes filles qui s'en vont dévorant l'espace renoncent pour une part notable à la vie intérieure, à la vie de famille". (27)

 

On doit alors se poser quelques questions. La femme se contenta-t-elle d'être une propagandiste passive en faveur de la bicyclette ? Par le jeu de son image mise au service de la publicité ? Mais, la femme ne se mua-t-elle pas en zélatrice active ?

 

Elle tira, d'abord, bénéfice de cette présence obsédante sur l'affiche pour s'adonner en personne à la pratique de la bicyclette. Car ce nouvel engin de locomotion était facile à manipuler et la femme sur la bicyclette ne perdait rien de sa féminité.

 

Nous avons évoqué le phénomène de la modification vestimentaire, mais ce qui aurait contribué le plus à l'émancipation auraient été les possibilités d'évasion, d'autonomie, d'affirmation de soi offertes par la bicyclette.

 

Jean-Pierre RIOUX n'est-il pas fondé à écrire, évoquant "une modernité conquérante qui a su prendre les femmes pour alliées" que "ce détail vestimentaire" :

 

"En culotte, me diriez-vous, on est bien mieux à bicyclette"

signifie bien "la rupture affichée" et que la chanson de 1898 ("Frous-frous") a enregistré "le vrai choc mental que la "petite reine" a provoqué". (28)

 

 

 

 

 

 


(1) Eugen WEBER, "La petite reine", in "La naissance du mouvemen sportif associatif en France", P.U. Lyon, 1986.

 

(2) L. BAUDRY de SAUNIER, "Histoire générale de la Vélocipédie", P. Ollendorf éditeur, Paris, 1891 p. 109.

 

(3) Dr. Philippe TISSIE, "L'hygiène du vélocipédiste, O. Doin éditeur, Paris, 1888 pp. 106-107.

 

(4) Georges DEMENY, "Mécanisme et éducation des mouvements" (1ère édition 1903), p. 437, éd. Revue "EPS", 1993, réimpression de l'édition Felix ALCAN, 1924.

 

(5) Citons Jean DURRY "L'En-cycle-opédie", Paris; 1982.

René GESLIN "Histoire de la bicyclette", revue "Le Cycle" (à partir du n° 11), 1964.

Keizo KOBAYASHI "Histoire du vélocipède de Drais à Michaux" 1817 - 1870, éd. Bicycle Culture Center Tokyo, 1992.

 

(6) L. BAUDRY de SAUNIER, op. cit, p. 109.

 

(7) Georges COUZE, in "Vie et Langage", n° 3, juin 1952,

écrit : "Le langage du cyclisme est le doyen des parlers du sport moderne".

 

(8) le 29 Floréal, an XII (19 mai 1804), au Vaudeville (théâtre parisien).

 

(9) 40 kg et 500 francs en louis d'or.

 

(10) Une taxe fut instituée que l'on appela "la plaque".

 

(11) Sergent, un petit constructeur parisien, en 1878 ? cf. R; HUTTIER

"Le roman de la bicyclette", éd. J. Susse, Paris, 1951.

 

(12) selon R. HUTTIER, op. cit. "J.B. Dunlop reçut 500 livres pour la cession des droits de son brevet et 3000 livres en actions !".

 

(13) Jean DURRY -  "Le sport à l'affiche" - Hoëbeke, 1988.

 

(14) Jean-Pierre RIOUX - in "Frissons fin de siècle", journal "Le Monde", 1990, n° 5 "Rebronzer la jeunesse".

 

(15) "toutes les civilisations antiques firent graver les lois et traités : en Grèce ce sont les axones, à Rome l'Album. Mais, à côté de cet affichage officiel, l'Antiquité pullule de messages publicitaires de toutes sortes, politiques ou commerciaux, dont les murs de Pompei nous ont laissé de nombreux exemples peints

ou gravés". Alain WEILL, L'affiche française, Puf. 1982.

 

(16) cité par Prof. Dr. H. J. PRAKKE, "Das Plakat als Kommunikationsmittel", conférence tenue le 9 juillet 1960, éditée 1963.

 

(17) R. HÜBSCHER, "Les temps héroïques du vélo", revue "L'Histoire", n° 178, juin 1994.

 

(18) cf. J. BARNICOAT, "Histoire concise de l'affiche", Hachette, 1972.

 

(19) "Schnelldialog", cf. supra, conférence du Prof. J. PRAKKE.

 

 

(20) J. RENNERT, "100 ans d'affiches du cycle" copyright. 1973, N.Y.,

version en langue française, Henri VEYRIER ANAGRAMME, 1974.

 

(21) cf. J. BARNICOAT, op. cit.

 

(22) M. GALLO, "L'affiche, miroir de l'histoire, miroir de la vie", Robert LAFFONT, 1973.

 

(23) publicité conçue pour l'agence TBWA pour la marque WOLBER, fabricant de boyaux, pneus, jantes haut de gamme.

 

(24) selon le journal "Le Monde" (supplément des 21 et 22/09/1986) : "présentée par un jury new-yorkais".

 

(25) une autre explication dirait "le souvenir de la Reine des Pays-Bas, Wilhelmine, ardente cycliste", in "Journal de véloscopie", Tour de France d'une exposition consacrée à la bicyclette, CRACAP, 1976.

 

(26) cité par R. HUTTIER, op. cit.

 

(27) cité par J. DURRY, op. cit.

 

(28) in journal "Le Monde" du 31 août 1990. "Frissons fin de siècle", n° 34 "Frous- frous."



20/09/2011
1 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 359 autres membres